user preferences

New Events

Amérique centrale / Caraïbes

no event posted in the last week

LE MANUEL SCOLAIRE HAÏTIEN : UNE ARME DE DESTRUCTION MASSIVE DE L’IDENTITÉ HAÏTIENNE

category amérique centrale / caraïbes | culture | presse non anarchiste author Wednesday March 16, 2011 22:01author by Roselor François Report this post to the editors

Ce texte sur le manuel scolaire haïtien s’inscrit dans le cadre d’une vaste campagne de conscientisation que nous comptons entreprendre dans le milieu haïtien. Le message qui y figure s’adresse d’abord à moi-même, puis à tous les Haïtiens. Les idées et faits que je compte exposer dans les lignes qui suivront peuvent être considérés comme l‘avant-propos des travaux de recherches que je compte entreprendre sur une série de manuels d’histoire d’Haïti et d’instruction civique utilisée dans nos écoles pendant la période allant de 1860 à nos jours. À ce sujet, je lance un appel patriotique à tous ceux qui détiennent des informations, des documents et travaux de recherches sur les manuels scolaires haïtiens. Je vous prie de bien vouloir me contacter. Je serai vraiment reconnaissant envers vous.

Amis lecteurs,

Dans presque tous les systèmes éducatifs du monde entier, il y a une matière phare ou du moins deux, si on ajoute a l’histoire nationale, le cours d’éducation civique, qui sont incontournables dans l’Éducation à la Citoyenneté. Les cours d’histoire et d’éducation civique jouent un rôle fondamental et capital dans l’Éducation à la Citoyenneté. Ce sont deux matières connexes et complémentaires qui sont très déterminantes dans le développement de la citoyenneté d’un pays. L’enseignement, de ces contenus, en particulier celui de l’histoire, est Fondamental (avec un grand F) dans le devenir d’une nation. Confier cette tâche à des étrangers serait comme planifier le suicide collectif de cette nation. Voilà pourquoi dans tout « pays sérieux » on ne confie pas l’enseignement de ces matières à n’importe qui. Ceux qui vivent en Amérique du Nord ou en Europe peuvent toujours vérifier ce que dit la législation scolaire à ce sujet. Pour ma part, je sais que dans les Cantons de Genève, par exemple, la loi est formelle et stricte là-dessus. Pourtant chez nous, en Haïti, c’est tout le contraire. Ce sont des étrangers, (avec un profil vraiment spécial) qui ont très tôt pris en charge tout ce qui touche de près ou de loin à l’enseignement de ces matières si capitales dans la construction de notre citoyenneté. Dans les prochaines lignes, les lecteurs seront en mesure d’évaluer la gravité et le non sens de certaines choses chez nous. Et, à la lecture de ce qui sera exposé, ils pourront tirer leur propre conclusion. Dans ce texte, en me basant sur quelques données qualitatives et surtout en considérant l’expérience du Rwanda, je me propose d’attirer l’attention de mes frères Haïtiens sur toute l’importance de l’enseignement de l’histoire. Je mettrai notamment l’emphase sur les possibles effets toxiques et pernicieux du manuel scolaire sur notre citoyenneté.

En 1981, l’auteur français Marc Ferro a publié son livre à succès : « Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier ». Dans ce livre, l’auteur propose un « modèle » d’analyse selon laquelle se superposent, dans chaque nation, au moins trois modèles d’histoires : une « histoire institutionnelle », une « contre-histoire institutionnelle » et enfin, une histoire « d'en bas », « celle que l'on raconte à la maison et qui constitue la mémoire des sociétés ». Selon Ferro, l’histoire que présente l'école ou « l’histoire institutionnelle » est « celle qui explique ou légitime une politique, une idéologie ou un régime. Selon les époques et les lieux, celle-ci est plus ou moins soumise à la critique scientifique. C'est en quelque sorte l’histoire vue et projetée "d'en haut" ». À la page 7 de son livre, l’auteur lance un sérieux avertissement que nous tenons expressément à souligner à l’intention de tous. Ferro écrit ceci: « Ne nous y trompons pas : l'image que nous avons des autres peuples, ou de nous-mêmes, est associée à l’histoire qu'on nous a racontée quand nous étions enfants. Elle nous marque pour l'existence entière »

Aujourd’hui, dès qu’il est question de raconter ou d’enseigner l’histoire aux enfants, toute l’attention doit inévitablement se centrer sur le manuel scolaire ou le livre de texte qui constitue le plus important outil utilisé dans le processus enseignement/apprentissage pour transmettre la connaissance historique. Le manuel est considéré comme le plus important outil parce que « 90% du temps de l’instruction est structuré autour d’un manuel ou livre de texte ou d’un autre matériel d’instruction imprimé » (Tyson-Bernstein & Woodward (1991) cité par Tietz (2007).

De plus, le manuel d’histoire, comme tout manuel scolaire, tire son extrême importance du fait qu’il n’est pas un simple outil pédagogique. En effet, à lui seul il est le dépôt de différents types de curriculum scolaire. À travers le manuel, nous retrouvons un contenu organisé en cursus qui est consciencieusement planifié et programmé pour être enseigné. C’est le curriculum prescrit ou formel qui, une fois enseigné se transforme en curriculum réel. Dans le manuel, il y a aussi un curriculum nul, c'est-à-dire, ce qui n’a pas été consciencieusement ou non consciencieusement planifié pour être enseigné. Le curriculum nul, c’est cette information qui est mise volontairement de côté. Comme a dit l’autre, ce « curriculum nul prend souvent la forme de l'exclusion voulue et délibérée des perspectives, des questions, et de l'histoire des populations et des cultures particulières ».

Aujourd’hui, en tant que partie sensible du curriculum, le manuel scolaire, en particulier le manuel d’histoire, fait l’objet de grandes recherches. Ce précieux instrument attire les regards de tous les agents éducatifs et suscite de plus en plus l’intérêt des milieux scolaires et universitaires.Listen Pourtant, en Haïti, la recherche dans ce domaine est quasi au point mort. À ma connaissance, il n’y a que le très regretté professeur Serge Petit-Frère qui a jusqu’ici publié une étude sur ce sujet. Une amie m’a promis une copie de cette publication qui, selon elle, traite la question du sexe dans les manuels scolaires haïtiens. J’attends toujours pour voir de près ce travail. Dommage que notre situation soit aussi pauvre, car, des recherches répétées sur les manuels scolaires auraient pu déclencher une prise de conscience sur certaine question fondamentale. Pour être plus précis, les recherches entreprises auraient permis aux autorités haïtiennes de mesurer la somme des dégâts causés dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté, pour ensuite adopter des mesures de réparation. Quel amateurisme dans notre milieu !

Et si nous revenions maintenant à l’avertissement de Marc Ferro qu’on a pris soin de souligner plus haut. Il était question de « …l'image que nous avons des autres peuples, ou de nous-mêmes, est associée à l’histoire qu'on nous a racontée quand nous étions enfants. Elle nous marque pour l'existence entière ». En paraphrasant cet auteur, on peut facilement comprendre que l’image que les Haïtiens ont d’eux-mêmes, de leurs compatriotes, de leur pays et des autres pays, en particulier de la France, est associée à l’histoire qu’ils ont appris quand ils étaient petits. Et, pour mieux comprendre et apprécier la pensée de Ferro, nous allons maintenant aborder la question des représentations dans les manuels d’histoire.

En 2008, Carole Brugeilles et Sylvie Cromer pour le compte de l’UNESCO ont réalisé des travaux sur les manuels scolaires. Dans leur rapport de recherches elles ont précisé que « Les manuels de lecture, d’histoire, de géographie ou d’instruction civique sont considérés comme riches en représentations sociales ». En effet, selon les chercheurs et les spécialistes en études culturelles, le manuel scolaire est un système de représentations qui assure la promotion de la reproduction sociale non seulement à travers les faits véridiques, mais aussi par le biais des mensonges et demi-vérités, ou encore, au moyen d’un discours biaisé dans la façon dont on présente les faits historiques. La représentation est cet ensemble d’éléments qui confère au manuel d’histoire cette force idéologique qui serait l’équivalent d’une arme de destruction massive. Elle est cet élément clé dans le processus d’identification ou de connaissance d’une culture.

Sandra L. Shevidy de l’université de Wisconsin, dans sa thèse de doctorat : « Foreigh Language Curriculum : A Pedagogy of Social Reproduction », publiée en 2003 a fait référence aux travaux de seize chercheurs qui se sont consacrés à l’étude du phénomène de la représentation dans les manuels scolaires. Ces derniers ont étudié la représentation dans certains manuels en analysant les images, signes, étiquettes, photographies, peintures, portraits, discussions, inclusions, dessins, faits, et des capsules culturelles. Selon Shevidy qui cite Hall (1997), « La représentation est ce processus qui lie ensemble la chose, le concept et le signe. … Une image, un objet, un signe, une photographie, une expression faciale, des mots et des sons ….sont tous capables de fournir de la signification et sont sujet à l’interprétation ». (Ma traduction)

Hall explique que « les significations sont construites par l’entremise des signes et des images qui créent des interprétations partagées dans une culture. Les signes et les images deviennent des vérités culturelles qui charrient avec eux un code conceptuel qui est arrangé et organisé par le biais du langage. Les représentations mentales (concepts) et le langage (discours) composent les deux systèmes de représentations ». (Ma traduction) Bref, dans un manuel d’histoire, rien n’est mis au hasard. Rien n’est inoffensif. Tout a une signification. Le contenu comme l’ensemble des images et symboles qu’on insère dans le manuel est un curriculum qu’on veut enseigner et tout ce qu'on n'y inclut pas est mis de côté volontairement.

À titre d’exemple, considérons la déclaration « koupé tet boulé kay » de Jean Jacques Dessalines. Cette phrase de l’empereur est un contenu (formel) qui est enseigné (contenu réel) dans tout le milieu haïtien, en particulier dans nos écoles. C’est une vérité historique. Mais en omettant de toujours souligner tout le contexte de cette déclaration (curriculum nul), cette vérité historique est transformée en une demi-vérité qui a causé beaucoup de tort à l’image du père de l’indépendance haïtienne. Ici, le curriculum nul ou le non dit vaut tout son pesant d’or quant à la représentation de l’empereur. Cette demi-vérité projette dans la conscience de l’enfant une image qui donne une signification à la personne de l’empereur. C’est l’image d’un sauvage, d’un barbare, d’un chef sanguinaire. Et, l’élève haïtien intériorise une telle image dans son inconscient. Mais, quand on insère « koupé tet boulé kay » dans le cadre du système inhumain, démoniaque et infernal des Français, il en sera tout autrement. Quand on place cette déclaration en face des atrocités et crimes de l’enfer colonial, et surtout quand elle est mise dans son contexte spécifique, (c'est-à-dire, dans une conversation avec Miranda), cela fait une très grande différence. « Koupé tet boulé kay », enseigné et appris de cette façon, permet à l’enfant de comprendre que face aux grands maux, il faut les grands remèdes. Et, l’élève saura établir le distinguo entre Dessalines, le combattant de la liberté et les Français esclavagistes sanguinaires. Malheureusement, nos manuels d’histoire allouent à Dessalines le grand, l’image d’un chef destructeur et sanguinaire, en comparaison, à Toussaint L’ouverture qui est présenté comme un génie, un « diplomate ». Donc, on peut comprendre pourquoi les scolarisés haïtiens en grande majorité se sentent très louverturiens, et non dessalinien.

À la lumière des notions sus mentionnés, on peut comprendre toute la pertinence de l’avertissement de Ferro. Car, le manuel d’histoire à lui seul joue un rôle capital dans la construction de l’image qu’on a des héros nationaux, de soi-même et de l’autre. Il a une large part de responsabilité dans la fabrication de l’ethos nationale. Voilà pourquoi, il doit être constamment l’objet d’examen minutieux et de révision systématique. Sinon, les conséquences seront désastreuses pour l’élève et la société. Dans cette optique, Laville (1984) a expliqué en des termes clairs les possibles effets néfastes d’un manuel d’histoire incorrect. Selon cet auteur, « A l’école, subtils et pernicieux, peuvent être les effets des contenus du manuel scolaire d’histoire. Celui-ci, perçu comme le miroir et le gardien de la mémoire, véhicule des référents culturels. Son contenu, par définition, est donc propice à susciter un regard sur les différences, regard qui peut être objectif et pacifique, ou subjectif et partisan. Le contenu de certains manuels illustre parfois une image négative de « celui qui est différent » prédisposant l’élève à le percevoir comme un « ennemi naturel ».

Déjà, en 1921, conscient des « effets subtils et pernicieux » des manuels sur la société, le Comité Européen de la Dotation Carnegie (CEDC) (du nom d’Andrew Carnegie qui mit une partie de sa fortune au service de la paix) avait repris ses travaux qu’il avait laissés suite à la première guerre mondiale. L’enquête porte sur les manuels scolaires utilisés dans les pays impliqués dans la guerre. L’intérêt de l’étude était de déceler l’esprit dans lequel ces manuels avaient été rédigés (source : GASANABO, 2001).

Les recherches et les expériences de beaucoup de nations ont prouvé que « l’histoire apprise à l’école et/ou en dehors de l’école peut avoir des effets dévastateurs sur le comportement des populations ». (Laville, 1984). Pour illustrer ces effets sur le comportement des populations, il n’y a pas de meilleur exemple pour notre époque que celui du Rwanda. Pendant longtemps, les manuels scolaires rwandais étaient conçus par les Belges. Et les contenus de ces manuels ont grandement contribué à dresser Hutus et Tutsis les uns contre les autres. Dans ces livres de textes, les Tutsis sont représentés comme étant supérieurs aux Hutus. Les Tutsis y sont perçus comme des « nègres blancs ».

Dans la thèse de Jean-Damascène GASANABO intitulée CONSTRUCTION DES MEMOIRES COLLECTIVES PAR L’HISTOIRE A L’ECOLE ET/OU EN DEHORS DE L’ECOLE : LE CAS DU RWANDA DANS LA PERIODE DE 1962 A 1994 présenté à l’université de Genève (2001), il est rapporté ce qui suit: « Après le génocide, les nouvelles autorités ont accusé le système éducatif de « n’avoir pas su éviter l’autodestruction du pays » et ont mis clairement en cause « les manuels scolaires d’histoire et d’éducation civique à tous les degrés d’enseignement » (Ministère de l’Enseignement Primaire et Secondaire ; Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche Scientifique et de la Culture. 1995, p. 16). D’où la décision de suspendre l’enseignement de l’histoire du Rwanda jusqu’à ce que de nouveaux manuels soient élaborés. Jusqu’à présent (au moment où nous envoyons ce texte, novembre 2001), l’histoire du Rwanda n’est toujours pas enseignée dans les écoles, sauf à l’université ».

Comme on peut le remarquer, les autorités rwandaises ont appliqué le principe : « aux grands maux, les grands remèdes ». C’est un bel exemple que les Haïtiens devraient suivre. Car, dans le domaine de l’enseignement de l’histoire, Haïti a eu et a encore aujourd’hui presque la même expérience que le Rwanda.

L’histoire de l’éducation haïtienne nous rappelle que 56 ans après la défaite des Français sur le sol national, le gouvernement de Geffrard a eu la maladresse de confier aux fils et petits fils de ces mêmes Français le soin rédiger notre tout premier manuel d’histoire d’Haïti. En effet, selon Philippe Delisle dans « Le Catholicisme en Haïti au 19e siècle », en 1888, Marie-Gildas « publie à Port-au-Prince un précis de l’Histoire d’Haïti destiné à l’école primaire ». Ce fils d’ancien colon Français (un Breton royaliste en plus) a été chargé de fabriquer cet outil qui est si important pour notre citoyenneté. Et, deux petits fragments soulignés par Delisle nous donnent un avant-goût du contenu de ce manuel. « Grossier fétichisme » des Amérindiens ; « viles créatures » sont des expressions utilisées pour représenter les Amérindiens dans ce manuel d’histoire d’Haïti. N’est ce pas normal et logique que nous ayons une image aussi négative de nos ancêtres Amérindiens et Africains? Presque tous les manuels d’histoire d’Haïti et de civique et morale ont été rédigés sur un fond anti- amérindien et anti-africaniste. Il n’y a aucun doute là-dessus.

Amis lecteurs,

En associant la réalité et l’historiographie de l’enseignement de l’histoire en Haïti aux quelques résultats recherche et expériences sus mentionnés, on peut déjà se faire une idée de la somme des dégâts qui ont été causés dans la tête de l’enfant haïtien. Quelque soit notre appartenance politique, religieuse et sociale, si nous avons une parcelle de bon sens, nous devons aisément reconnaître qu’il y a une association étroite entre les cours d’histoire et d’éducation civique et notre déficit de citoyenneté. En considérant le rôle majeur du manuel scolaire exposé plus haut, particulièrement, son action en ce qui à trait aux représentations du fait social, il est plus que normal que nous pensions à remettre les pendules à l’heure chez nous. Il est impératif que nous fassions le « tabula rasa ». Il nous faut comme au Rwanda appliquer la formule « aux grands maux, les grands remèdes ». À suivre…

Dans la suite nous aurons une analyse partielle du « Cours élémentaire d’instruction civique et d’éducation patriotique » rédigé par Justin Dévot et édité à Paris (librairie Cotillon), le tout premier manuel de civisme utilisé en 1894 pour enseigner le cours d’Éducation à la Citoyenneté.

Cordialement,

Roselor François

This page can be viewed in
English Italiano Deutsch
© 2005-2024 Anarkismo.net. Unless otherwise stated by the author, all content is free for non-commercial reuse, reprint, and rebroadcast, on the net and elsewhere. Opinions are those of the contributors and are not necessarily endorsed by Anarkismo.net. [ Disclaimer | Privacy ]