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Voisins contre voisins

category international | impérialisme / guerre | opinion / analyse author Thursday November 19, 2015 05:59author by José Antonio Gutiérrez D. Report this post to the editors

Traducteur: Fausto Giudice, http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=16588

Europe est consumée par la peur, la haine, l'anxiété, l'instinct de supériorité impériale. Dans l'immédiat, nous allons entendre des appels à riposter de manière énergique, à approfondir exactement la même politique interventionniste qui a produit la catastrophe au Moyen-Orient. Cette politique qui est en fin de compte responsable de l'immense tragédie humaine qui se déroule dans les rues de Damas et Paris. Ils tirent profit de la guerre, tandis que les gens ordinaires (en Syrie, la France, en Turquie, au Kurdistan, où que ce soit) paient de leur sang.[Castellano]
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Voisins contre voisins

« Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement. »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 69

L'Europe chrétienne et le Moyen-Orient musulman ont eu de mauvaises relations de voisinage. Après la désintégration de l'Empire turc ottoman qui a suivi la Première Guerre mondiale, les puissances européennes et les USA ont établi leur hégémonie dans la région. Les pays européens ont été des voisins dont personne ne voulait dans la maison d'à côté : quand ils n'étaient pas trop occupés à essayer de coloniser les pays arabes, ils se sont obstinés à soutenir "bons" dictateurs et à renverser les "méchants", armant ceux qu'ils considèrent comme des amis. La catastrophe provoquée par plus d'un demi-siècle de politiques coloniales et interventionnistes européennes a durement frappé la société française, même si c'était d'une manière beaucoup plus soft que les milliers de coups reçus pendant des décennies, à cause de ces mêmes politiques, par les Palestiniens, Irakiens, Syriens, Libanais, Algériens, etc. On dit que le massacre de vendredi a été le pire massacre en France depuis la Seconde Guerre mondiale, oubliant commodément le massacre à la matraque, par la police, de 200 Algériens au cœur de Paris en 1961. Le Président Hollande sort de sa torpeur et s'écrie que ceci est une déclaration de guerre de l'ISIS; on suppose que les bombardements ordonnés par Hollande sur la Syrie depuis un an ont été une déclaration de bonnes intentions. Curieusement, l'ISIS ne serait rien aujourd'hui sans le soutien militaire de la France, du Royaume-Uni et des USA à des fondamentalistes en Syrie et ailleurs au Moyen-Orient.

Tout comme en janvier dernier, après l'attaque contre les bureaux de Charlie Hebdo, se dresse le spectre terrifiant du fanatique musulman qui, derrière son apparence bienveillante, cache un terroriste en puissance. La terreur macro-politique, celle des bombardements et des déclarations des coalitions internationales, empiète sur l'espace du micro-politique. La terreur sort de la couverture médiatique et fait irruption dans le quartier. Ce quartier qui, on ne sait comment, a cessé d'être un patrimoine de Blancs et est maintenant partagé avec les "races inférieures", les Arabes, les Noirs, des gens aux mœurs étranges, aux langues incompréhensibles (qu'est-ce qu'ils sont en train de dire de nous dans notre dos?), qui ne s'assimilent pas à "nos" coutumes supérieures. On a des doutes sur le voisin barbu en kamis. La peur de l'autre, diffuse et omniprésente, du colonisateur, se concrétise dans l'Arabe et le Musulman. Il faut les expulser, les choper, il faut les marquer, il faut empêcher que les réfugiés continuent d'entrer. Les médias donnent libre cours à l'image de fantaisie que l'Europe a d'elle-même, sans aucune trace de honte : cette "porte ouverte" pour les réfugiés doit changer; nous ne pouvons pas continuer à être aussi «tolérant». Ces choses nous arrivent parce que nous sommes si bons, voilà ce que les Européens pensent.

Et après cet acte d'autosatisfaction, on passe à l'étape agressive: si nous avons été bons maintenant, nous devons être plus durs, bombarder plus, envoyer de préférence des troupes, couler leurs bateaux et les empêcher d'entrer sur notre territoire pour chercher refuge (en théorie Le refuge n'est pas de la charité, mais une obligation de tous les pays membres de l'ONU). L'idéologie de la contention qui s'est incrustée dans le bloc dominant -contenir ses réfugiés, contenir ses masses chômeuses, contenir ses maladies -, version caricaturale des doctrines contre-insurrectionnelles, désormais appliquée à l'échelle mondiale, contamine tous les citoyens : tout le monde commence à souffrir de cette angoisse, de cette peur pathologique de l'autre, dénoncée par Fanon dans "Les Damnés de la Terre". Cet autre barbare qui espère détruire les portes de Rome, boire notre vin, violer nos femmes, coucher dans notre lit ... nous remplacer. Nous devons tous serrer les rangs et nous livrer, en pleine ivresse patriotarde, au soutien illimité à de nouvelles aventures militaires ... autrement dit, à jeter de l'huile sur le feu. Attention à ceux qui ne cadrent pas avec le discours dominant! Ce sont des traîtres, des apologues du terrorisme. Comme disait Marx, quand ceux d'en haut jouent du violon, ceux d'en bas ne peuvent que se mettre à danser [1].

Pour être clair, l'Europe n'a jamais été un bon voisin, ni dans la Méditerranée et dans ses propres quartiers européens. Il n'y a jamais eu de porte ouverte pour les réfugiés (mais, ça oui, beaucoup de camps de concentration, d' opérations militaires pour intercepter et couler leurs bateaux, des barbelés et des clôtures électrifiées pour qu'ils ne passent plus); elle n'a jamais pensé à autre chose qu'à faire valoir ses propres intérêts géostratégiques particuliers dans toutes ses aventures militaires au Moyen-Orient et en Afrique; elle n'a jamais été non plus si tolérante que ça. L'histoire de l'Europe est marquée, comme peu d'autres lieux du monde par la persécution des autres. Il fut un temps, à la fin du XIXe siècle, où les réfugiés (principalement des Russes, dont beaucoup de juifs, tous de gauche), étaient également vus avec suspicion, persécutés et emprisonnés dans les capitales européennes. L'image du judéo-bolchévik menaçant nos institutions a commencé à cristalliser sur la base de la haine ancestrale pour les autres religions de la part du christianisme européen dans toutes ses variantes. Nous savons comment cette histoire a fini. Ce que beaucoup de gens ne réalisent pas, c'est que, loin de la tolérance autoproclamée vis-à-vis des «Musulmans», ce groupe a fait l'objet d'une stigmatisation particulière telle qu'on n'en avait pas vu l'époque de la persécution des Juifs dans les années 1930 En fait, ils sont le seul groupe religieux contre lequel des lois spécifiques ont été élaborées en Europe, comme la loi contre les minarets en Suisse ou les lois contre le voile en France ou en Belgique. Les L'extrême-droite espagnole en appelle également à sa haine centenaire, qu'elle se traîne depuis la "reconquête" et la France réaffirme son caractère catholique à Notre-Dame (Jacques Hébert doit se retourner dans sa tombe).

Quel impact cela a-t-il parmi les voisins? Un film français clairvoyant appelé "La Haine", le présageait il y a deux décennies. L'Europe, qui se vantait d'avoir créé une société démocratique et pluraliste sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale, s'enfonce désormais dans des crises multiples, un fanatisme religieux croissant (de toutes croyances), la montée de l'intolérance et la xénophobie. Dans cette ambiance, ce ne sont ni les sentiments altruistes ni humanitaires ou démocratiques qui prospèrent, mais ce qui se profile là-dessous, au rythme des tambours de guerre, c'est le spectre de nouveaux autoritarismes qui trouvent une adhésion croissante de ceux qui votent pour l'extrême-droite. L'Europe et le Moyen-Orient se façonnent mutuellement, beaucoup plus qu'on pourrait le croire à première vue. Les angoisses anticipent et manufacturent les réalités. Il y a des résistances, bien sûr, et la révolution que mettent en œuvre les Kurdes au cœur du Moyen-Orient est un bon signe que tout n'est pas perdu. Mais l'Europe est consumée par la peur, la haine, l'anxiété, l'instinct de supériorité impériale. Dans l'immédiat, nous allons entendre des appels à riposter de manière énergique, à approfondir exactement la même politique interventionniste qui a produit la catastrophe au Moyen-Orient. Cette politique qui est en fin de compte responsable de l'immense tragédie humaine qui se déroule dans les rues de Damas et Paris. Ils tirent profit de la guerre, tandis que les gens ordinaires (en Syrie, la France, en Turquie, au Kurdistan, où que ce soit) paient de leur sang. Ils jouent du violon, et nous dansons.

José Antonio Gutiérrez D.
16 Novembre, 2015


NdT

[1] "Quand, au sommet de l'État, on joue du violon, comment ne pas s'attendre que ceux qui sont en bas se mettent à danser ?", in Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Chap. 4

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