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Le débat autour de Charlie Hebdo… être ou ne pas être, telle est la question

category france / belgique / luxembourg | migration / racisme | opinion / analyse author Monday January 19, 2015 18:42author by José Antonio Gutiérrez D. Report this post to the editors

Traduit par Santiago Perales, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

J'ai écrit récemment un bref article intitulé Je ne suis pas Charlie, sur les réactions provoquées par le massacre de membres de la rédaction de Charlie Hebdo ainsi que sur certains contenus du journal, en particulier la banalisation du meurtre de musulmans. Cet article, qui a été publié sur divers sites et blogs*, a déclenché une forte polémique qui, comme il fallait s’y attendre, n'a pas eu forcément à voir avec l'intention de l'article, mais qui a cependant servi à stimuler un débat, qu’on cherche actuellement de toutes parts à étouffer par des slogans simplistes. Un ami disait que la seule chose qui vaille la peine d'être écrite c’est celle qui dérange le pouvoir et la pensée hégémonique, même si elle se camoufle en « alternative ».
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Le débat autour de Charlie Hebdo… être ou ne pas être, telle est la question

J'ai écrit récemment un bref article intitulé Je ne sui spas Charlie, sur les réactions provoquées par le massacre de membres de la rédaction de Charlie Hebdo ainsi que sur certains contenus du journal, en particulier la banalisation du meurtre de musulmans. Cet article, qui a été publié sur divers sites et blogs, a déclenché une forte polémique qui, comme il fallait s’y attendre, n'a pas eu forcément à voir avec l'intention de l'article, mais qui a cependant servi à stimuler un débat, qu’on cherche actuellement de toutes parts à étouffer par des slogans simplistes. Un ami disait que la seule chose qui vaille la peine d'être écrite c’est celle qui dérange le pouvoir et la pensée hégémonique, même si elle se camoufle en « alternative ».

Dans le cadre des manichéismes imposés (ou tu es avec Charlie ou tu es avec les terroristes), beaucoup de personnes semblent être surpris que quelqu'un puisse condamner à la fois l'attaque contre les bureaux de Charlie Hebdo et ses caricatures. Que ce soit par étroitesse mentale, par incompréhension voire par mauvaise foi ou, alors, par stupidité pure et simple, certains en sont arrivés à la surprenante conclusion que la dénonciation du caractère raciste - évident - de plusieurs de ces caricatures ferait au mieux " le jeu des terroristes" et au pire reviendrait à "avaliser le massacre". Le fait de ne pas mettre de tee-shirt Je Suis Charlie te rendrait suspect, ferait de toi un des "autres". Je n'accepte pas ce chantage. Je crois que c'est un devoir moral non seulement de rejeter l'attentat mais surtout, avec plus de force, de s'opposer à cette avalanche de racisme et de xénophobie qui inonde l'Europe, où 80 ans après l'échec du vieux fascisme, le néonazisme redevient tendance, grâce précisément à l'islamophobie. De même, il faut s’opposer aux représentations culturelles utilisées pour promouvoir la haine, qu’elles soient ou non manipulées, conscientes ou pas. Cette position n'est pas facile à tenir vu le maccarthysme qui règne et l'attitude de beaucoup de gens, qui enfilent le tee-shirt Je suis Charlie en suivant aveuglement les tendances Facebook.

Ceux qui sont et ceux qui ne sont pas

L'article a eu un écho chez beaucoup de personnes qui ne croient pas que la condamnation du crime perpétré contre Charlie Hebdo par des extrémistes islamiques rende acceptable tant la représentation raciste qui est faite dans ce journal ou dans d'autres médias des personnes de pays musulmans que la célébration de ces représentations, leur diffusion et un soutien acritique à un slogan aussi manipulable que « Je suis Charlie ». Republier de telles caricatures n'est pas "courageux" ni "irrévérent”, c’est continuer à jeter gratuitement de l'huile sur le feu dans une situation déjà suffisamment explosive, qui requiert qu'on ouvre des portes de communication à un plus grand dialogue interculturel et non qu'on les claque. L'article a été approuvé par tous ceux pour lesquels ce qui s’est passé à Paris ne doit pas être évacué du contexte historique, comme si le colonialisme et les agressions impérialistes de la France et des puissances occidentales n'avaient rien à voir dans ce carnage mondial - une position argumentée de manière très convaincante par Robert Fisk dans un article de The Independent [1]. Il a aussi touché ceux qui voient avec préoccupation la manipulation de ce crime pour justifier de futures crimes, soit sous la forme d’attaques racistes contre des immigrés ou jugés tels soit sous la forme d’interventions militaires de la France, directes comme au Mali, au Tchad et en République centrafricaine, ou indirectes comme en Syrie, où, soit dit en passant, les frères Kouachi ont suivi un entraînement militaire avec les "combattants de la liberté" soutenus par la France. Finalement, il a été approuvé par ceux qui ne peuvent faire abstraction de l'hypocrisie de beaucoup des chefs d'État ou de gouvernement qui ont marché à Paris sous la bannière de la "liberté d'expression" mais qui censurent, bâillonnent et assassinent des journalistes dans leur propres pays (ou dans ceux qu’ils occupent) [2]. Ironie de la vie : un des caricaturistes de Charlie Hebdo, Bernhard Willem Holtrop alias Willem, a dit samedi : "nous vomissons tous ces gens qui, subitement, disent être nos amis. (…) alors qu'ils n'ont jamais vu Charlie Hebdo".

Mais l’article a aussi déclenché la réaction de beaucoup de détracteurs, de divers points de vue. L'agressivité de certains est clairement le reflet de l'atmosphère belliqueuse qui est insufflée par les médias de masse comme parti prenante de la "Guerre contre le Terrorisme" et que l'on respire de façon particulièrement pesante ici en Europe. Il suffit de voir les commentaires que suscite n'importe quelle mention des Arabes sur Internet, pour se rendre compte qu'il règne une islamophobie impressionnante. Cette agressivité, loin d'être purement rhétorique, s'exprime dans des attaques contre des membres de la communauté arabe européenne, dans des agressions symboliques et dans les insultes, avec un soutien ouvert ou tacite aux bombardements de pays arabes ou à l'étranglement de la Palestine. La semaine s'est achevée avec les extrémistes abattus après une chasse implacable qui ne pouvait finir que par leur mort ; mais il reste toujours cinq millions de musulmans en France, tous potentiellement dangereux, tous menaçants, tous coupables jusqu'à preuve du contraire. Il faut une bonne dose de paranoïa pour alimenter ce sentiment méprisable : à en croire certains commentateurs, on pourrait croire que nous vivons dans une Europe dominée par des imams islamistes qui imposent la charia, traquent la pensée laïque et chrétienne et piquent "nos" femmes. Steve Emerson, par exemple, un soi-disant expert en "terrorisme", disait sur Fox News que Birmingham (en Grande-Bretagne) était une ville totalement islamique dans laquelle ne pouvaient pas entrer des gens qui n'appartenaient pas à cette religion [3]. Bien que la stupidité de ce commentaire ne soit pas passée inaperçue, il existe un courant d'opinion qui croit, contre toute évidence, que nous sommes encerclés et que nous devons traquer ces gens-là, les attraper là où ils se cachent, dans leurs quartiers ou dans leurs pays, et continuer ainsi à alimenter cette interminable guerre de civilisations.

L'argument ouvertement raciste

Quelles sont les objections contre ceux qui condamnent l'attentat sans pour autant mettre le tee-shirt de Charlie ? [4] Au-delà de ceux qui ne dépassent pas le niveau de l'insulte ou du slogan cherchant à étouffer la critique de manière proto-fasciste ("si ça ne te plaît pas, ne l'achète pas et tais-toi"), certaines objections reviennent. Le premier groupe d'objecteurs brandit des arguments ouvertement racistes. Ils ne manquent pas, ceux qui écrivent que les "musulmans", sans exception, sont tous des barbares, qui nous considèrent tous, nous autres "Occidentaux", sans exception, comme des infidèles qui doivent mourir. Cela est en général, la position de gens qui n’ont pas connu dans leur vie un seul musulman, sauf à travers des caricatures de Charlie Hebdo ou à travers la thèse tout aussi caricaturale du choc des civilisations. À l'intérieur de ces perles nous trouvons ceux qui disent : les musulmans sont des fanatiques aveuglés, ce sont des attardés médiévaux, des animaux, renvoyez-les dans leur pays, si ici ça ne leur plaît pas qu'ils s’en aillent, apprenons d'Israël qui leur a fait entendre raison, il faut les écraser, ne calmons pas le jeu mais affrontons-les, décidons à quelles valeurs nous appartenons, lynchons-les, oublions les droits de l'homme et pendons-les par les couilles, et autres joyeusetés. Je ne m'éterniserai pas sur ce type de commentaires mais je crois que cela valide mon point de vue qu’il existe un substrat de racisme indéniable chez certains de ceux qui proclament Je Suis Charlie, et que l'intérêt de certains à reproduire ces malheureuses caricatures va bien au-delà d'une défense innocente de la liberté d'expression.

L'idéologie sacrée de la liberté d'expression

Le deuxième groupe est composé de ceux qui prennent la défense du principe de la liberté d'expression comme une valeur sacrée et absolue. Mais comme toute liberté partielle démocratique, la liberté d'expression a des limites. Et cette liberté d'expression absolue que beaucoup de commentateurs célèbrent, ce prétendu nihilisme de Charlie Hebdo qui critiquait "tout le monde de la même façon" est une fiction : d'abord, parce que tous ne sont pas égaux. Il y a des sensibilités incontournables quand on bafoue un secteur vulnérable de la population, ou la culture d'un pays que votre gouvernement envahit, bombarde ou a colonisé. La violence symbolique va de pair avec la violence réelle : si les puissances occidentales utilisaient seulement des caricatures il n'y aurait pas de problème, mais en plus de l’encre il y a beaucoup de bombes et de sang répandu.

Ceci est mis en relief de façon très claire par l'Union Juive Française pour la Paix, qui dans son communiqué concernant ce fait, déclare clairement qu'on ne peut pas faire abstraction du contexte dans lequel les caricatures sont publiées: " Peut-on imaginer des caricatures émanant de journaux progressistes critiquant la religion juive pendant les années trente au moment de la montée de l’antisémitisme et de la persécution des juifs ?", en remarquant que les caricatures de Charlie Hebdo font partie de cette islamophobie qui en France se pare de l’appel à protéger "leur" "laïcité" [5]. Au-delà du fait que les caricatures pornographiques de Charlie peuvent difficilement être considérées comme jolies, on parle d'humour, d'ironie, de satire, comme si ces catégories les mettaient à l'abri de toute critique : nous savons tous que, quand le machisme se camoufle en rigolade, face à la critique, apparaît le "Club de Toby" * pour dire que les féministes n'ont pas de sens de l'humour.

Deuxièmement, l'argument de la liberté d'expression est factice dans la mesure où Charlie Hebdo ne critiquait pas tout le monde de la même façon. La surcharge d'humour anti-islamique dans la dernière décennie (coïncidant curieusement avec la Guerre contre le Terrorisme) est évidente pour n'importe qui a lu le journal dernièrement. Sans oublier qu'il y avait des sujets tabous dans ce journal, par exemple, l'Holocauste. Certes, il serait horrible de faire des caricatures de l'Holocauste, mais il est tout autant horrible de les faire à propos du massacre d'Égyptiens ou de la tragédie que sont les attentats-suicides. Alors, ne disons pas que nous rions de tout si, dans la pratique, nous ne le faisons pas. Dans la pratique, les uns sont des victimes et les autres du matériel humoristique.

Cela, bien sûr, n’est pas seulement la double morale du journal. C'est une double morale consacrée dans les lois françaises elles-mêmes qui interdissent toute mise en question de l'Holocauste, même de débattre pour savoir d'il y a eu 6 ou 5 millions des morts. La position de Noam Chomsky dit que la liberté d'expression a seulement un sens pour les opinions qu'on déteste, c’est-à-dire, qu'il faut tout publier sans exception. Une autre position serait d'accepter que la liberté d'expression absolue n'existe pas, que le nihilisme dissolvant n’est pas acceptable, que l'on peut insulter qui on veut comme on veut, mais qu’il doit y avoir des règles clairement définies et constituées de manière égale pour tous. Je ne peux pas dire des obscénités devant des mineurs, ni inciter à la haine contre des minorités : il faut qu’il y ait certaines règles pour la vie en commun, surtout dans des sociétés hautement diversifiées.

Ensuite, cela n'a aucune pertinence que de s'abriter derrière l'argument que les caricaturistes étaient de gauche, comme si être de gauche nous immunisait contre les préjugés : d'autant plus qu'il est établie que la gauche française a connu récemment une évolution notable en faveur de l' "interventionnisme humanitaire" [6], Cohn-Bendit, icône de Mai 68, en arrivant à l'invasion de l'Irak. Un autre argument sans valeur est que certains d'entre eux sympathisaient avec l'anarchisme, comme si cela leur donnait une licence de pratiquer "l'humourʺ raciste ou de nier l'importance de certaines règles pour réguler la communication en société – autant que je sache, la position anarchiste n'est pas l'absence de règles, mais l'accord collectif sur ces règles de façon qu'il soit le plus acceptable pour tous les concernés, ainsi que pour les minorités. Or, cette position républicaine d'une liberté d'expression absolue, mais seulement quand elle nous convient, est insoutenable. Avec cette double morale les autorités françaises ont interdit dans le passé des manifestations pro-palestiniennes, puis ont censuré l'humoriste Dieudonné et, maintenant, le Premier ministre Manuel Valls dit que ne pas être Charlie peut vous rendre suspect.

À l'intérieur de ce groupe d'opinion, il y a ceux qui affirment d'emblée, sans rougir, que la "liberté d'expression" marque la ligne de division entre les "deux civilisations", occidentale et orientale… en conséquence de quoi, disent-ils, si je peux écrire cet article, c'est grâce à notre liberté d'expression ; si je vivais sous une tyrannie arabe, certes, je ne le pourrais pas. C'est ignorer là que la situation de la liberté d'expression dans notre "civilisation occidentale" y est, pour le moins, précaire. D'abord, parce que les monopoles de l’information, qui contrôlent 90 % des médias, contrôlent, fixent des limites très claires entre ce qu'il est acceptable de dire et ce qui ne l’est pas, thème sur lequel Noam Chomsky a longtemps travaillé. Il n'y a d'espace dans les médias que pour la pensée unique et n'importe quel journaliste qui veut avoir du travail sait qu'il doit éviter certains sujets gênants : le marché peut autant régimenter l'opinion citoyenne que le fanatisme religieux. Les médias alternatifs sont fréquemment encadrés, on exige d'eux un " équilibre" pour diluer des messages alternatifs, quand certains messages politiques ne leur sont pas carrément interdits. Dans des pays comme le Mexique, le Guatemala, la Colombie, pour en citer certains de "notre civilisation", qui partagent formellement ses valeurs séculières et ses libertés, des centaines de journalistes ont été assassinés et des milliers menacés ces dernières années, sans que cela suscite un quelconque scandale international. Une amie d'un blog français me disait, d'ailleurs que tout en étant pleinement d’accord avec le contenu de mon article, elle craignait, si elle le publier sur son blog, qu'on l'oblige à le retirer : l'autocensure dans nos médias est énorme. Mais par ailleurs, l'opinion de ceux qui croient que dans un pays arabe on ne peut pas s'exprimer, ignorent aussi la valeur du travail de milliers de journalistes et des communicateurs alternatifs arabes qui écrivent constamment et parlent depuis des pays comme l'Égypte, le Liban, la Palestine, la Tunisie, la Syrie, tous les jours, parfois en défiant des occupations ou des agressions militaires [à Gaza 13 journalistes palestiniens et étrangers ont été tués durant la dernière agression israélienne], bravant parfois des dictatures, parfois les fanatiques, les ignorant. Ils ne savent pas qu'un média arabe, Al Jazeera, a un répertoire d’opinions beaucoup plus large et une qualité informative beaucoup plus grande que la majorité des grands medias occidentaux, et fait paraitre CNN comme un organe minable de propagande. Le fait que les Arabes, ou les gens de pays musulmans, ne parlent pas nécessairement l’une de quatre grandes langues coloniales (le castillan, le français, l’anglais et le portugais), ne signifie pas qu'ils ne parlent pas du tout ou qu'ils n’ont rien d’important à dire. Ce préjugé reflète l' arrogance coloniale dont je parlais.

Nous qui sommes si spéciaux …

Il y a enfin ceux qui avancent que l'on ne comprend pas ou que l’on ne sait pas et que, c’est pour cela qu'on critique. Cet argument provient en partie d'une vieille arrogance coloniale répartie démocratiquement entre Européens du sud et du nord. Selon ceux-ci, la culture occidentale (et française bien sûr), est très au-dessus de la capacité de compréhension de nous autres barbares. Il faut les comprendre dans leur contexte, disent-ils; en admettant que cette critique peut partiellement être valable, les images de Charlie Hebdo circulent depuis un bon moment en dehors de ce contexte, dans un monde qui n'a pas la capacité intellectuelle pour comprendre l'exceptionnelle culture française (sauf, quelques intellectuels francisés par-ci et par là). Ils affirment la particularité des valeurs républicaines de la France, "le berceau" des droits de l'homme et de l'État moderne. Mais la France actuelle n'est pas la descendante direcet de la France révolutionnaire de 1789-1793, elle est beaucoup plus l'héritière des excès de la Terreur et de la réaction de Thermidor. La France n'est pas tant la descendante de cette république provinciale de la fin du XVIIIème siècle que de cet empire immense de la fin du XIXème siècle. Ce qui explique qu'il n’y a pas longtemps le ministre de l'Éducation nationale recommandait d’introduire dans les programmes scolaires des leçons sur les aspects positifs du colonialisme.

Il y a dans ce groupe de critiques une dose pas moindre d'élitisme en même temps qu'un deux poids deux mesures : il faut être suffisamment sophistiqué et intelligent pour comprendre le génie de Charlie Hebdo. Comme parfois on le dit de l'art : s'il ne plaît pas, c’est qu’on ne le comprend pas. Il serait impossible que cela ne plaise pas à qui a la capacité ou l'éducation pour le comprendre. Toute critique découle nécessairement de l'ignorance de celui qui critique. Quelques commentaires de Français disaient que je ne peux pas critiquer Charlie parce que (supposent-ils) je ne sais rien de leur culture, d’autres que parce que je ne vis pas en France et quelqu’un, même, parce que je ne vis pas à Paris (!) … mais ils peuvent critiquer l'Islam depuis la France parce que là-bas, ils savent tout sur tout.

Il est curieux que cette exigence de la part de ceux qui demandent que l'on ait lu tous les numéros de Charlie Hebdo pour pouvoir le critiquer, que l'on ait vécu de longues périodes de temps dans ce pays pour s'être familiarisé avec les particularités de la culture française, et que sans cela les subtilités de l'"humour Charlie Hebdo" nous seraient inaccessibles, ne s'applique pas à eux-mêmes. Bénis par leur passeport, les caricaturistes et leurs défenseurs peuvent critiquer, et également se moquer des cultures ou des religions qu' ils connaissent à peine, voire pas du tout.

Tout dans son contexte

Les caricatures ne sont pas que cela, des simples caricatures, comme beaucoup de commentateurs l'affirment. Les caricatures livrent des messages qui, dans des contextes déterminés, comme celui que l'on vit actuellement en Europe, peuvent inspirer une haine xénophobe, des agressions racistes et justifier des aventures coloniales en cours. J’avais déjà parlé de cela auparavant, dans un article écrit avec l'universitaire irlandais juif David Landy : "Les cartoons politiques vont au-delà d'un pur sujet de ‘ liberté d'expression '. Traiter ce thème de ce seul point de vue élude un débat sur l’héritage du colonialisme et d'un ordre impérial injuste dans le monde d'aujourd'hui, d'un monde dans lequel certains se sentent autorisés, au moyen de ces dessins 'innocents', à justifier la violence de cet ordre. Un ' dessin innocent' peut être plus efficace pour propager l'intolérance qu'un discours "[7]. Les caricatures ne tuent pas, mais elles génèrent des discours autour de la violence matérielle. Il n'est pas suffisant de dire "que peut donc faire un artiste si quelques racistes idiots utilisent son œuvre" ; donc l'artiste ne contrôle pas tout et l'incompréhension peut jouer des mauvais tours malgré ses intentions. Mais l'artiste ne peut pas non plus être dissocié totalement d'une responsabilité devant son œuvre, particulièrement quand nous parlons de modèles et de sujets récurrents. Je sais que dans le monde postmoderne dans lequel nous vivons, d'un individualisme enragé, parler d'une" responsabilité morale "est presque un gros mot. Mais je préfère ce langage qui sonnera démodé pour certains, à l'égoïsme antisocial qu’on nous inculque au moyen des appareils idéologiques du système et que renforce l'individualisation extraordinaire des nouvelles technologies digitales. De plus, à la date du 12 janvier il y avait eu au moins 42 attaques islamophobes en France, passées totalement inaperçues— et qui heureusement n'ont pas fait de morts — parmi lesquelles des coups de feu, des jets de grenades, des inscriptions du slogan" Je suis Charlie"sur des mosquées ainsi que des agressions physiques [8]. Dire que les caricatures ne sont pas quelque chose de si innocent ou que leurs auteurs ont une responsabilité morale vis-à-vis de l'utilisation que l’on fait de leurs œuvres ne justifie en aucun cas le meurtre : mais tout ceci explique pourquoi je ne m’associe pas à la mode du "Je suis Charlie".

Charlie Hebdo n'insulte pas seulement les "extrémistes", Charlie Hebdo insulte tous les musulmans en les amalgamant, usant de stéréotypes, au moment où leurs pays sont bombardés et contrôlés par l'OTAN, la France, les USA, etc., et tandis qu'on les traite en Europe comme des citoyens de deuxième classe, comme une "cinquième colonne" ou comme une tumeur à extirper. J'ai eu l'opportunité de partager avec des Égyptiens, des Turcs, des Palestiniens, des Kurdes de gauche, laïcs, et aucun ne pensait que les caricatures étaient géniales : ils les ressentaient comme quelque chose de profondément blessant et injuste. Rien ne justifie un massacre, mais on ne peut pas non plus justifier le traitement dégradant d'autrui.

S'il y a quelque chose qui résume l'esprit progressiste qui a inauguré la Révolution Française (durant laquelle, pour l'anecdote, un de mes ancêtres - Georges Danton — a perdu la tête, au sens propre), c'est la devise "Liberté, Égalité, Fraternité". Les trois sont indissociables. La Liberté est une infamie quand elle n'est pas accompagnée de l'Égalité, qui est beaucoup plus qu'être égaux devant la loi. Et toutes les deux sont une illusion s'il n'y a pas non plus de Fraternité. Et ce n'est pas fraternel de se moquer des croyances, de la culture ou du style de vie de secteurs vulnérables de la société à partir d' une position privilégiée, principalement quand la majorité des musulmans ne se trouvent pas en France par hasard, mais à cause de l'histoire coloniale de ce pays.

C'est la différence entre l'humour de Charlie Hebdo et celui de, par exemple, Quino, le créateur de Mafalda, un humoriste politique raffiné, qui n'a jamais eu à recourir à la vulgarité sensationnaliste, ni au "tout est permis", ni à la moquerie des exclus, pour générer une réflexion et une pensée critique. Une pensée critique de plus en plus difficile dans le monde du "hashtag" et des messages transnationaux de deux lignes en "temps réel". Défendre cet espace de pensée critique, dans un monde qui se détraque de plus en plus, cela signifie aujourd'hui, d’après moi, ne pas être Charlie

José Antonio Gutiérrez D.
12 janvier 2015


*Le Club de Toby: Toby est un personnage d’un dessin animé US très populaire en Amérique Latine, La petite Lulu. Il a un club interdit d’accès aux femmes. Cette expression désigne en Amérique latine les machistes.
NdA
[1] Original : Charlie Hebdo: Paris attack brothers' campaign of terror can be traced back to Algeria in 1954. Version espagnole : Argelia agrega contexto al ataque contra Charlie Hebdo [2] Parmi ceux-ci le Roi de Jordanie, le Premier ministre turc, Netanyahou d’Israël, le ministre des Affaires étrangères russe, des représentants US, le dictateur gabonais Ali Bongo etc.
[3] http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/northamerica/....html
[4] Vu le grand nombre de commentaires, je ne les citerai pas individuellement, mais je les ai regroupés en trois grandes catégories pour faciliter leur contribution. Dans ce débat, je m’appuie aussi sur des commentaires favorables à l’article qui répondaient à quelques-unes de critiques. Dans ce sens je considère les arguments que je développe ci-après comme une élaboration collective.
[5] http://www.ujfp.org/spip.php?article3760
[6] Que Jean Bricmont discute en détail dans son livre “Impérialisme humanitaire”.
[7] http://anarkismo.net/article/21217
[8] http://paris-luttes.info/deferlante-raciste-et-islamoph...-2397

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