La rencontre trop bréve de deux "hérétiques" antifascistes
...Parmi les nombreux contacts que la guerre d’Espagne a permis à Silvio Trentin d’intensifier, figure la trace d’une correspondance avec le dirigeant anarchiste et enseignant de philosophie, Camille Berneri . Le 10 décembre 1936, Silvio Trentin lui fit part de son intense désir de se joindre, à nouveau, à ses camarades qui se rendaient en Espagne : « Tous les jours je fais des plans d’ «évasion» et tous les jours des obstacles nouveaux et insurmontables me contraignent ici à l’impotence».
Dès le lundi 3 août, Le Midi socialiste a publié un appel émanant du Parti socialiste : « A L'AIDE des CAMARADES ESPAGNOLS» «Le Parti socialiste et les Jeunesses socialistes informent la population toulousaine et du département, que pour venir en aide aux travailleurs espagnols en lutte contre le fascisme, ils ouvrent une souscription publique qui sera destinée à secourir les combattants du «frente popular». [...] Nous avons la certitude que notre souscription sera accueillie avec joie, tant no us ressentons le mouvement d'admiration et de sympathie qui s'est éveillé dans le cœur de la population française à l'égard de ces militants admirables qui nous donnent un exemple d'abnégation et d'énergie jamais égalée dans le monde e.[...] C'est pourquoi notre appel doit être entendu, notre parti vous demande un effort, vous le ferez avec d'autant plus de joie que c'est votre devoir de républicain et de socialiste. Si la France mérite son renom de liberté, il ne faut pas que son peuple abandonne ceux qui luttent pour la liberté et la civilisation[2]». L'été 1936 n'est pas seulement celui de la découverte de la vie et des congés payés, mais c'est aussi, pour les militants engagés dans le combat antifasciste, l'heure de l'appui à la République espagnole menacée dans son existence même. Le mardi 11 août 1936, deux camions et une camionnette[3], transportant des vivres, sont arrivés à Toulouse, et sont passés, rue Roque laine, au siège du journal Le Midi socialiste, avant de se rendre place du Capitole où ils furent acclamés par la foule. Le 15 août 1936, dans la lourde chaleur de l'été toulousain, s'est tenu, à la Halle aux grains, un meeting, à l'initiative du Parti communiste, auquel a notamment participé René Debals «, secrétaire de la section socialiste de Toulouse. L’heure était à la mobilisation en faveur de l'Espagne Républicaine.
Le Midi socialiste a rendu compte de cette réunion : «dès que notre camarade paraît à la tribune, «l'internationale» s'élève, chantée en chœur par la salle entière debout. Desbals parle, il a vu le commencement de la guerre civile. Il a été témoin de l'héroïsme du peuple espagnol. Mais ce peuple admirable doit être aidé. Il faut tout faire pour le triomphe du Front populaire espagnol, comme du Front populaire français[4]».
A l'issue du meeting, un télégramme a été adressé à Léon Blum, «président du Conseil, avec le texte suivant :
«Devant grave situation Espagne Républicaine, cinq mille toulousains réunis 15 août, Halle aux grains, conjurent gravement Gouvernement Français, au nom d'intérêts sacrés : France, paix, liberté, que soit mis fin au blocus de fait, contraire au droit international imposé à la République espagnole et pour que le Gouvernement légal d'Espagne puisse se procurer librement en France moyens défendre et faire triompher l'ordre républicain[5]». Il est intéressant de noter que la sensibilité des militants socialistes toulousains se trouvait aux antipodes de la politique de non-intervention qui venait d'être décidée, non sans un profond trouble[6] par Léon Blum ", lui-même, lors du conseil des ministres du 25 juillet 1936, sous la pression conjuguée de la diplomatie britannique et de la majorité des dirigeants du Parti radical.
La frontière avec l'Espagne était de nouveau fermée à partir du 8 août 1936. Le choix gouvernemental d'une politique de «non-intervention » était à l'opposé des sentiments de solidarité des militants toulousains, cette fêlure a été renforcée, au plus haut niveau, par la prise de position de Vincent Auriol[7] . En effet, celui-ci n'a pas hésité à faire connaître son désaccord à Léon Blum dans une lettre datée du 1 2 août 1936. Cette prise de position va avoir une importance considérable sur l'évolution politique de Silvio Trentin. L'accroissement de la tension internationale, en liaison avec le déclenchement de la guerre civile en Espagne, incita la police politique de Mussolini " renforcer sa surveillance sur Silvio Trentin.
Un agent de renseignement répondant au prénom d' «Alberto», adressa de Toulouse, le 31 août 1936, une note dans laquelle il indiquait: « […] à Toulouse, où se trouve Trentin, celui-ci est en rapport avec deux antifascistes italiens (Aurelio Natoli et Pallante Rugginenti); Selon l'appréciation d'Alberto, «Trentin est l'élément antifasciste le plus néfaste qu'il y ait aujourd'hui dans la région toulousaine, parce qu'il est en liaison avec des personnalités très avisées , intelligentes et cultivées et qu'il suscite une large adhésion parmi les dirigeants locaux du Front populaire français[8]». Cette information a été reprise dans une note du 12 septembre 1936 avec cette indication supplémentaire : « Ces derniers temps Silvio Trentin, principal représentant=2 0du mouvement antifasciste dans la région toulousaine, a intensifié son activité politique. Il est en contact direct et continu, non seulement avec Natoli et Rugginenti ainsi que deux antifascistes résidant déjà dans la région toulousaine, Giovanni Mossolin"et Pietro Romolo Geremia. Ce dernier, dans un récent meeting public tenu à Toulouse, aurait déclaré à la cantonade qu'il rentrera en Italie pour attenter à la vie du Duce. [ ] J'en informe votre division pour que les mesures nécessaires soient prises en Italie [9]».
Mai s ce qui émeut, avant tout, Silvio Trentin, c’est ce qu’il perçoit comme de l’indifférence ou de la passivité des classes dirigeantes dont il dénonce «le vide moral». Pour lui ce qui est encore pire, c’est le silence et la résignation des peuples européens : «Je vais vous dire simplement que j’ai l’impression que trop de gens aujourd’hui en Europe ne se soucient pas assez de résister à la séduction, à la suggestion n dangereuse […] que ne cesse d’exercer à travers les siècles, l’exemple maléfique de Pilate. Pour moi, le geste de Ponce Pilate est presque autant coupable que celui de Judas ; tout au moins autant méprisable. Or, camarades, qu’est ce qui joue aujourd’hui au Pilate ? N’est ce pas seulement des autruches du pacifisme, du réformisme outrancier. C’est le prolétariat européen aussi qui de manière inconséquente, je le veux bien, ne refuse pas parfois, sous l’influence de ses pasteurs pusillanimes de remplir ce rôle déplaisant [23]».
Ici, Silvio Trentin se fait accusateur et dénonciateur de la bonne conscience de gauche : «Les meetings», clame-t-il, « n’empêcheront pas les avions de se ruer sur Madrid pour semer la ruine et la mort. Mais que les neutres ne s’abusent pas. […]. Sur le ciel de Madrid aujourd’hui, sur celui de Valence et de Barcelone demain. Sur celui de Londres ou de Paris, peut-être après demain. La guerre européenne est là[24] ». Ici l’orateur se fait prophète, annonçant la guerre européenne qui vient, avec des accents flamboyants et une colère à l’encontre des pleutres. Il y a dans ces notes de feu prononcées au fil d’un meeting, une force et une colère rentrée qui font penser à la véhémence d’un Agrippa d’Aubigné s’en prenant au roi Charles IX ayant ordonné le massacre de la Saint-Barthélemy. Il passe dans ces notes écrites pour un discours comme un torrent qui trouve son écho littéraire avec l’Espoir d’André Malraux. Nous sommes, et Silvio Trentin le ressent au moins autant qu’il le comprend, au cœur du siècle des affrontements idéologiques où les mots aussi peuvent se faire armes, surtout et d’autant plus que celles-ci manquent cruellement au camp républicain.
Son départ pour la Catalogne se situ e après la prise d'Irun par les nationalistes, le 5 août 1936, mais avant celle de San Sebastian, le 13 septembre 1936. De ce fait, lorsque Silvio Trentin s'est rendu en Catalogne, début septembre 1936, son état d'esprit était plutôt pessimiste quant à l'évolution de la situation militaire. Il avait appris la mort au combat du socialiste italien, Fernando de Rosa « dont il avait assuré la défense, à Bruxelles, en 1929, à la suite de sa tentative d'attentat contre Umberto de Savoie. Libéré, Fernando de Rosa « vivait en Espagne depuis la fin de l’ 'année 1932 et tomba, sur le front de Guadarrama. Le secrétaire de la section socialiste toulousaine, Fernand Coll : « a écrit un émouvant hommage publié dans Le Midi socialiste du dimanche 20 septembre 1936 : «Quelle affreuse nouvelle, De Rosa est mort ! Je ne devrais pas être étonné puisqu'il commandait un bataillon de miliciens qui luttait dans la sierra de Guadarama, son P.C. était établi au village de Pereginos.
Il était très courageux, toujours devant pour entraîner nos camarades, s'exposant le premier. Non je ne devais pas être surpris, et pourtant quel coup ! Il était si jeune, si plein de vie, si joyeux, qu'en sa compagnie toute notion de danger disparaissait. Je l'ai connu à Madrid, où en compagnie de René Desbals, nous avions apporté à nos camarades d'Espagne notre salut et l'expression de notre étroite solidarité. [...] Pour son idéal et pour son Parti, il a donné sa vie. C'est quelquefois dans le malheur que se cimente l'amitié. Nous n'avions pas besoin de ce nouveau malheur, trop de malheurs déjà ont affecté nos amis et notre amitié est scellée depuis longtemps par deux grands noms qui mou ruer nt pour la même cause: Jean Jaurès et Giacomo Matteotti[27]». Nous avons, comme témoignage des journées ardentes passées par Silvio Trentin en Catalogne, alors transformée par la révolution, un article publié dans le bihebdomadaire Giustizia e Libertà «intitulé : «Impressions sur la lutte en Catalogne. La fonction et le prestige de la colonne italienne» qui est paru le 23 octobre 1936.
Un second article intitulé : «Montepelato», bien que faisant référence à la bataille qui s'est déroulée le 28 août 1936, n'a été publié que deux ans plus tard, le 23 août 1938. Dans le premier article Silvio Trentin n'a pas hésité à fait part de son pessimisme initial : « […] Quant aux premiers jours de septembre, il me fut enfin donné de pénétrer en Catalogne, même moi - je le confesse - en dépit de mon enthousiasme, je me suis senti, tout d'un coup, troublé par la pensée qu'à la vérité ce que je pourrais apprendre pourrait se traduire par l'annonce d'une défaite imminente et irréparable[28 ». Toutefois, ces mauvais pressentiments se dissipèrent vite sous l'effet de la contagion de l'optimisme révolutionnaire ressenti parmi les militants catalans : «Par bonheur [...] une fois acclimaté à l'atmosphère révolutionnaire - et pour nous autres proscrits, l'acclimatation est instantanée - il n'est certes pas besoin de longues et patientes initiations pour dissiper toute crainte, pour retrouver intacte sa propre foi[29 ]». Quel regard, le juriste Trentin, qui ne versait pas dans l'illusion d'un hypothétique dépérissement de l'Etat, a-t-il porté sur le phénomène libertaire au zénith de son succès en Catalogne en 1936 ?
Dans son article du 23 octobre 1936, il a écrit que «La qualité d'espagnol» et celle «de libertaire se recoupaient et en arrivaient «à fournir une règle pratique de conduite». Toutefois, c'est la victoire même du mouvement anarchiste en Catalogne qui va entraîner une confrontation entre le principe de réalité et les théories politiques du mouvement anarchiste. Pour Trentin, les anarchistes étaient placés devant l'alternative suivante : «Ou maintenir obstinément et de manière intransigeante la fidélité à leurs idéaux individualistes - libertaires et rendre par cela possible la victoire des forces de la réaction anti-prolétarienne ou renier en partie, au moins provisoirement, les postulats essentiels de leur foi politique - e n opérant la conciliation de ces principes avec le principe d'autorité». Mais pour Trentin, le réflexe même de survie de la révolution doit l'emporter devant le caractère rigide des principes. En effet, il a souligné que : «L'indiscipline héroïque a dépassé les limites du possible, de ce possible dont on cherche la définition dans les «laboratoires».
Les contraintes du réel ont eu pour conséquence qu': A Barcelone, les anarchistes - professionnels de l'antimilitarisme [...] furent les premiers à prendre en main la gestion et le contrôle des entreprises publiques essentielles» (et) «à jeter les bases, au travers de l'organisation des milices volontaires, de la nouvelle armée prolétarienne». Cette évolution vers «l'unification du commandement, vers la militarisation des milices et pour la rationalisation de la production» a été, dès l'automne 1936, selon Trentin, soutenue par «les personnalités en vue du mouvement libertaire Catalan» tels Juan Garcia Oliver, Juan Diego Abad de Santillan, Diego Garcia et Eusebio Carbo.
Pour les fuorusciti italiens, qui vivaient en exil, dans des conditions précaires et avec le regret poignant de leur pays, la participation à la défense de l'Espagne républicaine a revêtu une véritable fonction cathartique : «En passant la frontière, ceux-ci ont l'impression d'être régénérés et élevés à une dignité nouvelle [...] Le seul contact avec l'âme espagnole, que la Révolution a libéré d'un coup de toutes ses chaînes, a comme effet de projeter du plus profond de leur être [...] les forces motrices de leur destin[30]». Le combat mené par les volontaires italiens contre les troupes franquistes, sur une hauteur nommée «Montepelato», avait contribué à faire connaître l’opposition armée des volontaires italiens. Silvio Trentin s'est échappé du discours strictement rationnel et a développé, avec éloquence, un idéalisme laïque qui n'est pas sans liaison avec une inspiration presque christique du sacrifice. «Ici, la communion est non seulement morale mais physique, [...] les volontaires italiens [...] vivent alors dans un état d'ivresse qui leur fait aimer la vie, peut-être comme ceux qui semblent découvrir pour la première fois toute sa beauté et toutes ses séductions.[...] Ils savent déjà, que la vie ne peut triompher et n'a pas de raison d'être si elle ne se montre pas apte à se réaliser dans la liberté.[...]
Et c'est pour cela qu'ils viennent se mesurer avec la mort[31]…» C'est au cours de ce combat que fut mortellement blessé l'avocat, dirigeant du Parti républicain italien et dignitaire franc-maçon, Mario Angeloni.« Dès son retour de Catalogne, Silvio Trentin recevait une lettre, datée du 16 octobre 1936, du républicain Francesco Volterra « qui s'élevait contre «l'erreur politique commise par Rosselli de mettre la colonne italienne sous le contrôle de la Fédération Anarchiste [...] et plus particulièrement des «bureaucrates de la CNT» [...] Beaucoup de nos légionnaires manifestent
Déjà le désir d'émigrer vers d'autres organisations et vers d'autres fronts [32] ». Francesco Volterra: « lui demandait aussi : «Quelles impressions avait-il rapportées de son voyage en Espagne ? Je ne te demande pas des impressions d'ordre militaires mais des impressions de caractère politique et plus particulièrement au sujet de la capacité et de la maturité révolutionnaire du peuple espagnol [33] ».
De plus, Silvio Trentin demandait aussi à Camillo Berneri de «lui faire envoyer les affiches les plus intéressantes publiées à Barcelone ces derniers temps. Celles-ci me seraient utiles pour réaliser une petite exposition en faveur de l’Espagne [36]». Au début de l’année 1937, le 18 janvier, Silvio Trentin répondit à une lettre de Camillo Berner et lui fit part du besoin de s’entretenir avec lui de vive voix, puis il ajouta : «Je suis toujours «enchaîné» ici par un travail bestial qui ruine mon système nerveux, tourmenté par le désir entraînant de venir en Espagne et par la honte de mon refuge forcé [...] Je te confesse que si je réussis à venir en Espagne je voudrais entrer et faire partie d’une formation combattante[37]». Plus que jamais, Silvio Trentin souffrait d’être contraint de se consacrer à sa librairie à Toulouse alors qu’il avait le sentiment que l’histoire se jouait sur les fronts de Madrid et d’Aragon. L’amertume de ne pas pouvoir se trouver en première ligne devait d’autant plus lui peser que, dans cette période tumultueuse de l’histoire, la valeur militaire comptait beaucoup pour la reconnaissance par les autres fuorusciti engagés en Espagne, qui se considéraient, comme une élite de combattants, en quelque sorte une chevalerie de la Révolution.
Silvio Trentin écrivit, dès le 4 décembre 1937, au préfet de la Haute-Garonne, indiquant qu'il se trouvait: «dans l'impossibilité d'obtenir un passeport des autorités consulaires (italiennes) auxquelles (il s'était adressé) en vain, à plusieurs reprises, pour demander la délivrance d'un titre d'identité et de voyage (lui) permettant de (se) rendre en Espagne et de participer au prochain congrès de biologie qui aura lieu à Barcelone le 19 courant[39] ». A la lecture de cette étonnante et soudaine curiosité pour la biologie manifestée par un juriste jusque là plutôt saisi par la politique et la philosophie politique, nous pouvions penser que Silvio Trentin utilisait un subterfuge pour donner le change. Toute fois, le congrès scientifique du 19 d décembre 1937, dont il faisait état, eut bien lieu Barcelone et Trentin y a bien assisté. Ce congrès se tenait avec la participation du professeur de physiologie et président du Conseil, Juan Negrin, ce qui lui donnait une autre dimension et permet de comprendre cet intérêt nouveau manifesté pour la biologie par Silvio Trentin. L'autorisation demandée fut donnée téléphoniquement par le cabinet du ministre de l'Intérieur, le 12 décembre 1937. Une lettre lui fut adressée par la préfecture de la Haute-Garonne [40], le 14 décembre, et Trentin a pu partir pour la Catalogne dans les jours qui suivirent. Lui-même a indiqué que : «des heureuses circonstances lui ont permis [...] au cours de la semaine du 15 au 22 décembre «de se rendre pour quelques jours à Barcelone».
- Fin décembre 1937, la situation était déjà profondément différente du climat d’effervescence révolutionnaire qu'il avait connu à Barcelone mi-septembre 1936 lors de son premier séjour. Trois faits majeurs, deux d'ordre politique, le troisième de nature plus militaire, étaient intervenus, modifiant profondément le climat d'exaltation révolutionnaire qui avait fait suite aux journées de juillet 1936. En premier lieu, des affrontements avaient eu lieu entre, d'une part le Parti socialiste unifié catalan[41] (PSUC), d'obédience communiste, et ses alliés modérés de la Généralité, notamment « l'Equerra » de Luis Compagnies renforcés par quatre mille gardes d'assaut sous les ordres du gouvernement de Madrid, et d'autre part, la majeure partie des anarchistes présents à Barcelone, le petit Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM) et quelques militants trotskistes. Ces affrontements marquèrent l'arrêt du processus de « révolution par la base» comme l'a noté l'un d es historiens majeurs de la guerre d'Espagne, Hugh Thomas : « En définitive, le mois de mai à Barcelone marqua la fin de la révolution. Désormais, c'était l'Etat républicain qui était en guerre contre l'Etat nationaliste, plutôt que la révolution contre le fascisme[42] ».
La deuxième conséquence politique qui découla, pour partie, de cette situation mais aussi de la volonté du Parti communiste espagnol (PCE) de l'écarter, fut le remplacement de Francisco Largo Caballero[43] qui eut lieu en juin 1937. Il fut supplanté dans les fonctions de président du Conseil par le professeur de physiologie devenu, depuis juillet=2 01936, ministre des Finances, Juan Negrin «Désormais, le spontanéisme des masses et son aiguillon, l'enthousiasme, qu'André Malraux a nommé «l'illusion lyrique», durent laisser la place à la reconstitution d'un appareil d'Etat à qui il était fixé la mission essentielle de gagner la guerre. Les anarchistes ne firent plus partie du nouveau gouvernement présidé par Juan Negrin. -Le troisième changement, surtout de nature militaire, fut d'abord l'isolement complet, suivi le 21 octobre 1937, de la conquête définitive, par les troupes franquistes, des provinces Basque et des Asturies. Les historiens, Pierre Broué et Emile Témime « indiquent que : « […] la situation militaire, à la fin de l'année 1937, est très inquiétante pour les républicains. L’impression qui domine, après la chute du Nord, est celle d'une totale impuissance. [...] C'est pour cela que : «Le gouvernement républicain a absolument besoin de remporter un succès qui relève le moral de ses partisans[44]».
Ce besoin de succès va correspondre, du 15 au 22 décembre 1937, à l'offensive des troupes républicaines sur Teruel, et se situe durant la période où Silvio Trentin se trouve à Barcelone. Contrairement à son séjour précédent, durant lequel Silvio Trentin avait exclusivement rencontré les leaders de la fédération anarchiste ibérique FAI-CNT ayant des responsabilités à la «Généralité», il fit alors en sorte de prendre contact avec des hommes de milieux divers et des différents partis soutenant la coalition républicaine. La liste qu'a donnée Silvio Trentin, lui-même, est impressionnante et bien plus fournie que lors de son séjour en septembre 1936. Il rencontra, en moins d'une semaine, de nombreux responsables ayant des fonctions de haut niveau dans le gouvernement et l'administration de la République menacée et il eut des discussions avec « l'homme de la rue, anarchiste, communiste, socialiste, ou bourgeois de l’Esquerra [45] ». Silvio Trentin rencontra les responsables politiques suivants : le président du Conseil, Juan Negrin, alors âgé de 46 ans, doté selon le mot de José Giral « d'un : «inextinguible optimisme», qui contribuait à en faire l'homme de la situation et dont n'avait pas manqué de lui parler son confrère, le professeur de physiologie toulousain Camille Soula[46]. Jesus Hernandez «, le jeune ministre communiste de l'Education, âgé de 31 ans. , Belarmino Thomas « qui venait, deux mois plus tôt, «sur un bateau de pêche», dénommé «l'Abascal» [47], de quitter les Asturies qui avaient été conquises par les troupes franquistes.
Trentin l’a présenté dans son article comme : «le populaire et héroïque leader du prolétariat des Asturies. Antonio Sbert «, responsable catalan, membre de l'Esquerra Catalane et aux Affaires intérieures auprès de la Généralité. Hugh Thomas « a noté qu’ : «il avait en bonne partie réussi à rétablir l'ordre public» [48]. Le niveau élevé de responsabilité de ces quatre personnalités politiques, deux socialistes, un communiste et un membre de l'Esquerra, montre que les responsables de la République avaient choisi de traiter Silvio Trentin comme un hôte de marque. Silvio Trentin fut aussi reçu par le juriste Corominas «, président du Conseil d'Etat et par Navarro Tomas, « directeur de la Bibliothèque Nationale de Madrid, ainsi que par des journalistes. Silvio Trentin s'entretint aussi avec Jaime Miratvilles (chef des milices antifascistes catalanes). «Miratvilles, Jaime «, dépeint par Trentin comme «le génial animateur avec Echevarria des bureaux de propagande et d'information», Fernando Osorio, directeur de la revue républicaine Politica[49] et Marcelino Domingo.
Silvio Trentin put aussi s’entretenir avec Augusto di Luner, célèbre physiologiste barcelonais. Il rencontra aussi, à cette occasion, Juan Garcia Oliver « et son compatriote, le républicain italien Randolfo Pacciardi qui commandait une division des Brigades internationales, la division Garibaldi[50]. Quelles impressions Silvio Trentin a-t-il tirées de ces entretiens avec des personnalités marquantes ? Il écrit dans l'hebdomadaire Giustizia e Libertà « pour un public de militants et de sympathisants antifascistes dont certains ont tout laissé pour s'engager aux côtés de l'Espagne républicaine. Il a été p probablement gêné par le caractère d'œuvre de commande de l'article qui lui a été demandé et par la nécessité de ne pas détruire l'espérance des fuorusciti. Aussi, cet article n'est pas l'un de ses meilleurs textes et a pâti de l'impératif de devoir soutenir r, coûte que coûte, la ligne politique d'unité antifasciste et le moral des militants de l'organisation Giustizia e Libertà. : « Toutefois, le changement intervenu dans la Révolution et le durcissement des conditions de vie à Barcelone ne lui ont pas échappés. « Barcelone apparaît au visiteur pressé bien différente de la ville tumultueuse, dynamique, audacieuse que tous ont connu à l'été et durant l'automne 1936 [...] toutes les traces de sans-culottisme impétueux, frénétique, iconoclaste ont disparu. L'atmosphère est moins enflammée [51] » Silvio Trentin relève la : «patience souriante avec laquelle, la foule supporte les dures restrictions alimentaires, en stationnant heures après heures - en d'interminables queues - devant les magasins de denrées de première nécessité [52]».
Cependant, pour Trentin, l’espérance et la foi dans la victoire étaient les sentiments qui primaient dans la population et ils doivent être mis au service d'une politique d'unité révolutionnaire. Mais, il0Afaisait remarquer que cette : «unité [...] restera purement fictive tant que les anarchistes ne participent pas, à parité de condition, à la constituer [53] ». Nul doute que Silvio Trentin, qui connaissait personnellement le «leader» anarchiste italien Camillo Berneri, qui s'était arrêté à Toulouse pour le rencontrer et avait correspondu avec lui, n'ait été très affecté par son assassinat, le 6 mai 1937, « probablement par la "police" du PSUC [54] » ainsi que par la rupture intervenue dans le camp révolutionnaire lors des journées de mai 1937.
Dans son article, il n'a pas hésité à faire une allusion directe aux : «tragiques souvenirs des évènements de mai ». Aussi, Silvio Trentin a préféré développer les points qui lui apparaissent positifs. D'abord, la simplicité de vie qu'il prête au président du Conseil, Juan Negrin : «une page Negrin, redevenu pour quelques heures, en toute simplicité, physiologiste, un physiologiste, bien entendu, pas seulement décoratif, mais au courant de manière exemplaire de ses devoirs de maître [...] Les communications terminées et les discussions épuisées, le docteur Negrin, reprenait, sans transition ses fonctions de président du Conseil et partait, à 9 heures du soir, directement au front[55]». Puis, Silvio Trentin s'est félicité de la politique culturelle d'un gouvernement alors cerné par la guerre et sans grand moyen : «Pendant qu'à Burgos, à Salamanque et à Saragosse, s'élèvent périodiquement, à la mode hitlérienne, des bûchers gigantesques pour détruire par le feu chaque témoignage survivant des «diaboliques» vertus créatrices de la libre pensée, à Barcelone, on construit, dans les locaux magnifiques du vieil hôpital religieusement restauré, la nouvelle bibliothèque qui devra accueillir et conserver les trésors, hier encore ensevelis derrière les murs impénétrables d es palais aristocratique es et des somptueux couvents, aujourd'hui expropriés[56]».
Nous ne disposons pas de lettre ou de témoignage permettant de nous assurer de la réalité de l'état d'esprit de Silvio Trentin, lors de son retour à Toulouse, à la fin de 1937. Il est probable que ce «pessimiste actif ;» et à la fois grand affectif n'ait été tout à fait dupe de ses propres exhortations en faveur de l'unité révolutionnaire et de la victoire. Son expérience des rapports de force était désormais trop aiguise e et sa connaissance des raisons poussant une grande partie des responsables de la gauche, au sein des « grandes démocraties » à l'attentisme, trop intime, pour qu'il pût, en son for intérieur, être optimiste sur l’évolution des mois à venir. Il ne fait pas de doute que Silvio Trentin ait été fortement impressionné par les expériences de démocratie directe et d’autogestion menées dans la Catalogne républicaine. Dans l'un de ses derniers textes rédigé en 1940 et traduit par Mario Dal Pra, Silvio Trentin a noté que : « Durant quelques mois l'Espagne républicaine fut le théâtre d'une merveilleuse floraison des plus originales et des plus spontanées créations de l'autonomie[57]».
Nous retrouvons l’écho de ce feu révolutionnaire, qu’a si bien su traduire le romancier combattant, Georges Orwell « qui nota avec finesse : « Il n’est personne ayant vécu en Espagne pendant les mois où les gens ont cru à la révolution qui puisse oublier cette expérience étrange et émouvante[58] ». Le puissant mouvement de masse, embrasé par l’utopie, certains ont même pensé à une foi libertaire[59], et les expériences de gestion directe menées en Catalogne ont incontestablement influencés les conceptions politiques de Silvio Trentin. Ce soubassement politique de son évolution théorique n'a pas échappé au professeur émérite de philosophie du droit, Enrico Opocher qui déclara lors du colloque tenu à Jesolo, le 20 avril 1975 : Durant la période où il se rendit en Catalogne et durant la guerre civile e espagnole, Trentin fut, en réalité très proche de Companys et influencé, à certains égards par l'anarchisme catalan[60]
Paul Arrighi ( Storico-Toulouse in Francia)