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Vers une Théorie Libertaire du Pouvoir – partie 2

category international | mouvement anarchiste | opinion / analyse author Thursday May 24, 2012 00:19author by Felipe Corrêa Report this post to the editors

Bertolo et le Pouvoir comme fonction sociale de régulation

« Vers une Théorie Libertaire du Pouvoir » est une série de compte-rendu de livres ou d’articles par des auteur-e-s du camp libertaire qui traitent du pouvoir. Son objectif est de présenter une littérature contemporaine des auteur-e-s traitant du thème en question et de contribuer par des éléments à l’élaboration d’une théorie libertaire du pouvoir, qui pourrait contribuer à l’élaboration d’une méthode d’analyse de la région et des stratégies sur une base libertaire, pour être utilisée par des individus et des organisations. Publié originalement en portugais sur le site Estratégia e Análise. [Português]
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Vers une Théorie Libertaire du Pouvoir – partie 2

Bertolo et le Pouvoir comme fonction sociale de régulation


Dans ce second article de la série, j’utiliserai l’article « Pouvoir, Autorité, Domination » [*] par Amedeu Bertolo. Les principales contributions de l’auteur seront présentées schématiquement.

DISCUSSIONS SUR LES QUESTIONS DU POUVOIR, DE L’AUTORITÉ ET DE LA DOMINATION

Selon l’auteur, « la coutume, non seulement en milieu académique, est de démarrer un essai de définitions sémantiques par : 1) un point de vue étymologique et/ou 2) un point de vue historique ». Toutefois, pour lui, aucune de ces approches sont vraiment de mises pour cette discussion qu’il tente de réaliser. Selon ses dires, l’étymologie des trois termes est d’origine distante, en termes de temps, ce qui pourrait même permettre de réaliser un exercice d’« archéologie linguistique ». Au-delà de ça, pour lui, les trois termes ont une signification originale très similaire. Le pouvoir, par exemple, « est dérivé du latin ‘polis’ (patron, propriétaire) »; « la domination est dérivé de ‘dominus’ (maître du ménage, chef de la famille); l’autorité, en contraste, provient du latin ‘auctor’, dont la signification originale est quelqu’un qui fait croire, qui ajoute quelque chose » [1].

En lien à cet usage historique des termes, Bertolo identifie qu’ils ont de multiples utilités et peuvent, dans plusieurs cas, être substitués l’un pour l’autre. Et dans ce cas, toujours selon lui, une analyse historique pourrait aussi ne pas résoudre les problèmes posés. Pour lui, « en rapport aux définitions de l’autorité et du pouvoir, elles ont tout pour tous le monde », ce qui le motive à chercher quelques définitions qui seront maintenant reproduites.

Définitions du pouvoir

« ‘Le pouvoir est a) une capacité ou une faculté naturelle à agir […] ; b) une faculté générale ou morale, un droit de faire quelque chose; c) une autorité, spécialement dans le sens concret, le corps constitué pour l’exercer, le gouvernement’ (Lalande, 1971). ‘Le pouvoir est la participation dans les prises de décision’ et ‘une décision est une ligne de conduite qui porte de sévères sanctions’ (Lasswell et Kaplan, 1969). Le pouvoir est le ‘droit d’être en charge’ (Ferrero, 1981). ‘Nous appelons pouvoir la capacité d’une classe sociale à réaliser ses intérêts objectifs spécifiques’ (Poulantzas, 1972). ‘Le pouvoir est l’habilité à établir et exécuter des décisions, même lorsque d’autres s’y opposent’ (Mills, 1970). Le pouvoir ‘est un corps permanent auquel nous sommes accoutumé-e-s à obéir, qui a des moyens matériels pour nous y obliger et cela, grâce à l’estime qu’une personne a de sa force, à l’estime de son droit de commander, qui est dans sa légitimité et dans l’espoir de sa bienveillance’ (Jouvenel, 1947). Par le pouvoir, quelqu’un doit comprendre ‘tous les moyens par lesquels quelqu’un peut persuader la volonté des autres hommes’ (Mousnier, 1971). Vous pouvez définir le pouvoir comme la ‘capacité de réaliser des désirs’ (Russell, 1967). ‘Par le pouvoir quelqu’un doit comprendre […] la possibilité pour des mandats spécifiques (ou tout mandat) d’être obéis par une partie d’un groupe donné d’homme’ (Weber, 1980). ‘Le pouvoir est une communication régulée par un code’ (Luhman, 1979). »

Définitions de l’autorité

« L’Autorité est ‘tout pouvoir exercé sur un humain ou un groupe de personne par un autre humain ou groupe’ (Abbagnano, 1964). ‘L’autorité est un rapport entre inégaux’ (Sennet, 1981). ‘L’autorité est une façon de définir et interpréter les différences de force’ (Sennet, ibid.) ‘L’autorité est une quête pour la stabilité et la sécurité de la force des autres’ (Sennet, ibid.). L’autorité est une ‘dépendance acceptée’ (Horkheimer, sans date). ‘L’autorité est la supériorité (psychologique) ou l’ascendance personnelle […] et le droit (sociologique) de décider et/ou commander’ (Lalande, 1971). ‘L’essence de l’autorité […] est de donner à un être humain cette sécurité et cette reconnaissance dans les décisions qui correspondent logiquement à un axiome effectif et supra-individuel ou à une déduction’ (Simmel, 1978). ‘L’autorité est la possession prévue et légitime du pouvoir’ (Lasswell et Kaplan, 1969). »

Définitions de la domination

Différemment des définitions larges du pouvoir et de l’autorité, l’auteur note que, en ce qui a trait à la domination, il y a un plus grand consensus autour du concept : « le mot domination est pratiquement seulement utilisé dans le sens du pouvoir imposé ad altri (par la loi ou par les faits) à la volonté d’une personne, avec des instruments de coercition physique ou mental ». Le terme domination, et ses adjectifs et verbes corrélant, est moins « multifonctionnel que l’autorité et le pouvoir. C’est peut-être à cause de la charge émotive négative répandue existant dans son usage actuel ». Mais encore, Bertolo met en évidence trois cas dans lesquels la domination est utilisée dans un sens « neutre » : Simmel (1978), « pour qui la domination est une catégorie universelle de l’interaction sociale, de laquelle le pouvoir est une forme particulière »; Dahrendorf (1970), « qui propose une définition de la domination comme ‘la possession de l’autorité, c'est-à-dire comme un droit de promouvoir des ordres autoritaires »; Lasswell et Kaplan (1969), qui considèrent que « la domination est un modèle effectif de pouvoir (mais utilisent le terme anglais ‘rule’, et non pas ‘domination’, qui pourrait être traduit différemment) ». [2]

Comme il peut facilement être noté des définitions plus haut, le champ sémantique pose certainement des difficultés dans le débat. Il y a, comme l’auteur l’indique, une question fondamentale qui est soulevée dans ce que vous pourriez appeler une question de forme-contenu, dans laquelle il est impossible d’approfondir la discussion en ne prenant que la forme (le nom de concepts tels que « pouvoir », « autorité », « domination », etc.) sans entrer dans le contenu, historiquement attribué par les auteurs dans la conversation sur les sujets. En ce sens, cela consiste à dépasser les termes – qui correspondent au nom attribué à une « boîte » particulière – et entrer dans les concepts – c'est-à-dire étudier le contenu de la boîte. Un aspect qui éliminerait déjà beaucoup des polémiques générées dans les discussions de l’univers libertaire [3].

Ainsi, comme l’écrit Bertolo, il est « nécessaire de résumer la tentative de définition d’une identification des concepts et contenus, même si, naturellement, cette façon de procéder implique quelques difficultés lexicales que nous tenterons de surmonter ». En réalité, les problèmes identifiés en lien avec la discussion sur le pouvoir n’existent pas seulement dans l’anarchisme : « il peut être réconfortant pour les anarchistes de savoir que même la science officielle n’a pas amené beaucoup de clarté à cet ensemble de « choses » (rapports, comportements, structures sociales, …) qui sont classifiées comme le pouvoir (ou comme l’autorité ou comme la domination) dans le dernier siècle ». Un problème qui, s’il affecte les sciences humaines en général, ne manquerait pas d’affecter l’anarchisme.

L’ANARCHISME ET LA THÉORIE DU POUVOIR

Bertolo identifie un fossé dans les discussions théoriques anarchistes sur le thème du pouvoir. Cela n’impliquerait, selon lui, pas nécessairement « de le détacher, mais au moins de définir clairement un nœud conceptuel extrêmement complexe – et non pas simplement trouver un accord sur les mots – un nœud central dans la pensée anarchiste ».

Paradoxalement, il écrit, « l’anarchisme – qui peut être observé comme la critique la plus radicale de la domination expliquée jusqu’à maintenant, une critique théorique et pratique – n’a pas produit de théorie du pouvoir plus articulée et développée que celle des apologistes de la domination ».

L’auteur croit que « les brillantes intuitions sur le pouvoir qu’avaient les ‘pères’ de l’anarchisme ne furent pas suivies par une réflexion sur leur importance ». Les intuitions qui, suivant cela, ne seraient pas fructueuses aujourd’hui, mais qui, si elles ne sont pas sujettes au débat et à l’approfondissement de la compréhension qu’on en a, courent le risque de « sclérose dans des formules stéréotypées, dans des croyances, dans des tabous, perdant une grande partie de leur utilité en tant qu’hypothèse fondamentale de travail pour l’interprétation et la transformation de la réalité ».

Le besoin d’approfondir le débat sur le pouvoir, par conséquent, serait fondamental dans le camp libertaire pour l’établissement de méthodes adéquates d’analyse et de stratégies capables de porter la transformation sociale. À cet effet, les intuitions que Bertolo a compris être présentes dans les classiques ne seraient pas suffisantes : « Les intuitions sont devenues sclérosées et le manque relatif de précisions terminologiques et conceptuelles, inévitable et peut-être nécessaire dans les premiers développements de la réflexion, devient un obstacle au progrès de la pensée et de l’action, la source d’‘orthodoxies’ injustifiables et, ainsi, d’‘hérésies’ injustifiables, d’immobilité traditionnelle et d’absurdité ‘novatrice’, des discussions sémantiques et d’impuissance sociale. »

Cet écrit de Bertolo tente, comme il le dit lui-même, « modestement et ambitieusement – de proposer quelques définitions qui, selon l’auteur, pourraient rendre le débat entre les anarchistes et les non-anarchistes moins ardu ». Autrement, il croit, un militant ou une militante court le risque de continuer un « dialogue de sourd ». Pour cela, il propose de définir, en terme de forme et de contenu, les notions de pouvoir, autorité et domination : « il est clair que le travail de définition est dirigée pas tellement sur les termes, mais sur les concepts derrière les termes et sur les contenus derrière les concepts ».

DÉFINITIONS PROPOSÉES

Cherchant un alignement conceptuel, Bertolo suggère des définitions standards pour le pouvoir, l’autorité et la domination.

Pouvoir

« La production et l’application des normes et sanctions définissent la fonction de la régulation sociale, une fonction pour laquelle je propose le terme pouvoir ». L’auteur croit que le pouvoir, définit en ces termes, est relié au concept de Proudhon de force collective, mais aussi avec la définition de Lasswell et Kaplan posée plus tôt : « Le pouvoir est la participation dans le processus de prise de décision » et « une décision est une ligne de conduite qui porte de sévères sanctions ». Il croit que Clastres travaille également avec une définition similaire pour distinguer un « pouvoir non-coercitif », qui ressemblerait à cette définition du pouvoir, et le « pouvoir coercitif », qui est proche de la définition de la domination de l’auteur. Pour Clastres, « le pouvoir politique comme coercition (ou comme relations de commandement-obéissance) n’est pas le modèle de pouvoir véritable, mais simplement un cas particulier ». Il maintient également que « le social n’est pas pensable sans le politique, en d’autres mots, il n’y a pas de société sans pouvoir ».

Dans ce sens, il y a quelques éléments qui devraient être soulignés. Pour Bertolo, le pouvoir est défini autour de la régulation sociale et peut être ou ne pas être coercitif (et ainsi impliquer la domination). Dans ce sens, comme toutes les sociétés ont des systèmes de régulation, il ne pourrait donc pas y avoir de société sans pouvoir, endossant l’affirmation de Clastres.

Identifiant que les auteur-e-s de la littérature sur le sujet utilisent le terme pouvoir pour décrire différentes catégories conceptuelles, l’auteur propose de « retenir ce terme pour définir […] la fonction sociale de régulation, les procès par lesquels une société est régulée, produit des standards, les applique, les fait respecter ». Et en ce sens, définir le pouvoir d’un niveau macro, qui fonctionnerait en termes de gestion sociétale et qui serait liée aux processus de prise de décision.

Autorité

Pour la catégorie de l’autorité, Bertolo défend l’usage suivant : « Je propose, finalement, de nommer autorité les asymétries de compétence qui détermine les asymétries de déterminations réciproques entre les individus et l’influence des asymétries liées aux caractéristiques personnelles. En ce sens, l’autorité serait fondamentalement liée à la capacité d’exécuter correctement une certaine activité et aux influences multiples qui, au niveau personnel, sont ainsi exercées ». Distinguant les rapports personnels et fonctionnels, Bertolo l’inscrit ainsi: « dans le cas des rapports personnels, nous pouvons définir l’asymétrie comme une influence; dans le cas des rapports fonctionnels, nous pouvons définir l’asymétrie comme de l’autorité ».

Domination

« La domination, alors, définit les rapports entre inégaux – inégaux en termes notamment de pouvoir, de liberté – les situations de ‘supraordination’ et de subordination; elle définit les systèmes d’asymétries permanentes entre les différents groupes sociaux. » La domination, en ce sens, impliquerait les inégalités de pouvoir qui définiraient des rapports permanents de commandement/obéissance, de même à l’échelle macro, non entre les individus, mais entre les groupes sociaux (castes, classes, etc.).

Les rapports de domination sont donc basés sur des rapports de commandement/obéissance, « dans lesquels le commandement a pour rôle de réguler le comportement de celui ou celle qui obéit ». Ce rapport de commandement/obéissance, selon Bertolo, ne provient pas de la fonction régulatrice. Il affirme qu’un individu n’obéit (dans le sens général) pas à une norme; pour lui, l’individu respecte une norme.

L’obéissance est connectée à une commande, « c'est-à-dire, à la manière qu’une norme est présentée à l’intérieur d’un système de domination ». Ainsi, la domination serait fondamentalement liée à l’« expropriation de la fonction régulatrice exercée par une minorité », responsable de faire respecter ses lois « au reste de la société » - c'est-à-dire qu’elle serait liée à l’imposition.

Par conséquent, si la « fonction sociale de régulation » d’une société est « exercée seulement par une partie de la société, si le pouvoir est ainsi le monopole d’une couche privilégiée (dominante), ceci engendre une autre catégorie, un ensemble de rapports hiérarchiques de commandement/obéissance que je propose d’appeler domination. » La domination, définie de cette façon, impliquerait la hiérarchie et le monopole du pouvoir.

POUVOIR, AUTORITÉ ET DOMINATION

Définis dans ces termes, Bertolo affirme que le pouvoir et l’autorité seraient des concepts « neutres », c'est-à-dire qu’ils ne sont pas nécessairement bons ou mauvais. L’autorité impliquerait quelque chose d’évident dans la société; les différences dans les compétences entre les individus et les groupes et l’interaction et l’influence mutuelle qui sont exercées entre les divers agents de tout rapport social. C'est-à-dire que c’est une catégorie qui touche la diversité sociale et l’endosse comme inévitable. En lien au pouvoir, l’auteur affirme : « nous définissons le pouvoir de cette façon comme ‘neutre’ et même comme fonction sociale nécessaire, non seulement pour l’existence de la société, de la culture et de l’humain, mais aussi pour l’exercice de cette liberté vue comme un choix entre certaines possibilités, que nous prenons comme point de départ pour notre discours. »

Ce rapport entre pouvoir et liberté nous permet de mieux comprendre les propositions de Bertolo. Pour lui, la liberté est directement liée à la possibilité de choix que chacun et chacune a et donc, « le niveau de participation au procès de régulation » est fondamental « pour la liberté comme auto-détermination, puisque plus l’individu est libre […] plus son accès au pouvoir est grande ». Si le pouvoir est défini autour des fonctions régulatrices d’une société, il est naturel que, plus ces fonctions sont partagées, plus le niveau de liberté dans cette société sera élevé. « Un accès égal au pouvoir pour tous les membres d’une société est ainsi, la condition première et inévitable de la liberté égale pour toutes et tous ». Ce que l’auteur nomme « pouvoir pour tous et toutes », c'est-à-dire une démocratisation généralisée du pouvoir, ou au moins une généralisation des opportunités pour l’accès au pouvoir, serait fondamental pour les processus sociétaux de la liberté, de l’égalité et, pourquoi pas, de la démocratie.

La différenciation entre les concepts de pouvoir et domination est fondamentale pour Bertolo. Le pouvoir, comme nous l’avons vu, impliquerait seulement la régulation sociale. Ce pouvoir peut être plus ou moins partagé dans une société donnée et, quand il est exercé par une minorité dans des rapports hiérarchiques de commandement/obéissance, ce pouvoir peut impliquer la domination. Plus que le pouvoir est collectif, plus grande est la liberté d’une société – et ainsi, il est possible de noter une connexion faite par l’auteur entre la liberté et l’égalité.

CONTRIBUTIONS PHILOSOPHIQUES

L’article de Bertolo contient également plusieurs réflexions philosophiques qui peuvent aider la compréhension du sujet. Plus bas, les principaux points de discussion sont brièvement présentés.

Bertolo souhaite prendre en compte les « déterminants culturels » de l’humain et non les « déterminants naturels » marqués par l’instinct et l’environnement qui, il croit, « ne jouent pas un rôle similaire chez cet étrange animal qu’est l’humain. » Pour lui, « l’humain ne connait pas d’instinct dans le sens strict (c'est-à-dire des réponses précises de comportements génétiquement hérités à des stimuli donnés de l’environnement), mais, au plus, des traces ou résidus d’instinct, qui n’ont que peu ou pas de signifiance sociale. » Par conséquent, il comprend que « pour l’humain, l’‘environnement’ est davantage culturel que naturel », étant donné que « l’environnement des êtres humains est constituée par des rapports avec d’autres humains et que les rapports avec le ‘monde des objets’ passent à travers une médiation symbolique. » Donc, une discussion au sujet du pouvoir doit échapper la poursuite d’instincts naturels humains, qui seraient présents dans une nature humaine donnée.

Quant à lui, l’environnement humain est beaucoup plus culturel que naturel; le pouvoir, d’une perspective de régulation sociale, n’est pas issu d’un instinct naturel ou d’une nature humaine spécifique, mais provient d’une culture déterminée forgée dans des rapports sociaux. « L’humain doit produire des normes, mais il peut produire les normes qu’il veut. » Les normes seraient ainsi une opération centrale de la société et leurs contenus ne seraient pas déterminés à priori, mais seraient forgés au milieu d’une réalité qui est à la fois culturelle et sociale.

Cette réalité sociale est forgée par un rapport dialectique entre les individus et la société, un rapport dans lequel les individus, alors qu’ils peuvent aussi déterminer la société, sont davantage déterminés par celle-ci : « l’individu seul est toujours davantage déterminé par la société qu’il ne peut la déterminer. Les humains produisent la société collectivement, mais sont modelés par elle individuellement ».

Ainsi, quelqu’un pourrait affirmer qu’un type de pouvoir qui implique la domination ne devrait pas être analysé par les instincts naturels ou par la nature humaine, mais par leurs rapports, qui impliquent des aspects sociaux et culturels. Bertolo identifie deux types fondamentaux de justification de la domination : « un premier type d’approche est celle qui, passant de la domination au pouvoir, justifie la première par des motifs biopsychologiques (c'est-à-dire des mécanismes psychologiques naturels et innés) : il y a des personnalités naturellement prédisposées à la domination et d’autres naturellement prédisposées à la soumission. » Cette approche repose sur « les éléments structurels les plus attrayants, revenant à dire que la subdivision ‘naturelle’ des humains en deux catégories (les maîtres de nature et les esclaves de nature) produit un effet bénéfique pour les deux et, ultimement, que c’est une admirable ingéniosité de la nature ou de la providence de rendre possibles la société humaine et les avantages dérivés de celle-ci. » « Le deuxième type d’approche est culturel », et ceux et celles qui le défende considèrent les explications naturelles du pouvoir/domination non-fondées. De cette approche, il est considéré que le pouvoir/domination « n’est pas l’effet d’une inégalité préexistante mais, au contraire, est la cause de la première inégalité fondamentale entre les humains ».

Bertolo croit quand même être capable de classifier les approches de la genèse du pouvoir/domination différemment : « celles qui l’assument explicitement ou implicitement, en exposant pareillement l’humain et/ou la société, et celles qui positionnent son apparition à un moment donné de l’histoire. »

Dans sa conception de la domination, l’auteur rejette les approches naturelles, biopsychologiques, proposant à la place une approche culturelle de la domination. Pour lui, les études comme celles de Clastres, comme par exemple son ouvrage La société contre l’État, démontrent qu’il y a une histoire de cultures qui n’ont pas eu de domination, mais seulement de pouvoir. Bien que ce ne soit qu’une hypothèse, Bertolo identifie l’origine de la domination dans un changement culturel dans la société qui aurait survenu à un moment particulier, quand les humains avaient déjà vécu en société.

ANARCHISME, POUVOIR, AUTORITÉ ET DOMINATION

En partant des définitions proposées par Bertolo, certaines conclusions peuvent être faites. Divisant les asymétries dans les rapports sociaux entre l’autorité (fonctionnelle) et l’influence (personnelle), il peut être affirmé que l’auteur travaille avec 4 catégories clés :

1. Pouvoir: Fonction de régulation sociale, un ensemble de procès dans lequel une société s’autorégule en produisant des normes, en les appliquant, en les faisant respecter.

2. Domination: Fonction de régulation sociale qui est exercée par une partie de la société, le pouvoir étant le monopole d’un secteur (dominant) privilégié et impliquant des rapports hiérarchiques et ceux/celles qui commandent/obéissent.

3. Autorité: Asymétries de compétence qui détermine des asymétries de déterminations réciproques entres les individus.

4. Influence: Asymétries qui existent en raison de caractéristiques personnelles.

Quand l’auteur assume le pouvoir et l’autorité (incluant aussi l’influence) comme des catégories « neutres », il révise l’éthique/moralité anarchiste. Neutre parce que, dans ces termes, l’anarchisme a historiquement été considéré comme étant du camp des rapports sociaux, d’influences, d’autorité et de pouvoir éthiquement et moralement justifiables – en les comprenant, clairement, à partir des catégories définies par Bertolo.

Historiquement, l’anarchisme s’est positionné en opposition à la domination : pour les anarchistes la régulation sociale doit être collectivisée et les propositions d’autogestion, de fédéralisme et de démocratie directe ont toujours recherché ce sens du partage du pouvoir et de son exercice pour le bénéfice de la collectivité.

La société capitaliste et étatiste a toujours été comprise comme une société non seulement de pouvoir, mais de domination, puisque le pouvoir n’y est pas collectivisé et qu’il y est exercé seulement par une minorité – qui a été nommée de diverses façons (la classe dirigeante, la classe capitaliste, la bourgeoisie, etc…) – qui exerce des rapports hiérarchiques et de commandement/obéissance sur la majorité – (qui a été nommée prolétariat, classe opprimée, classe ouvrière, etc…).

En ce sens, la stratégie anarchiste a été conçue dans le but de transformer les rapports de domination en rapports de pouvoir, qui n’auraient aucune hiérarchie ou rapports de commandement/obéissance en eux. Le pouvoir recherché par l’anarchisme doit être collectivisé, socialisé; cela étant la participation au pouvoir – ou au moins l’opportunité de participer, l’ouverture à la population entière – qui devrait décider de ses règles et garantir leur application sur la base de mécanismes réellement démocratiques (démocratie directe), organisée par autogestion et fédéralisme.

Felipe Corrêa

* Amedeu Bertolo. « Poder, Autoridad, Dominio: una propuesta de definición ». Un article publié originalement en 1983 dans la revue italienne Volontà. Les citations sont traduites au portugais dans la version espagnole (et subséquemment retraduites en anglais, puis en français), traduite par Heloísa Castellanos, et disponible sur internet [http://www.anarkismo.net/article/15050] et contenue dans le recueil produit par Christian Ferrer, « El Lenguaje Libertario », publié par Libros de Anarres/ Anarres Books de Buenos Aires en 2005.

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Notes :
1. J’ai eu recours, pour cette traduction, à l’original italien « Potere, autorità, dominio: una proposta di definizione ». En italien, Bertolo écrit : « Potere’ deriva dal latino potis (padrone, possessore), così come ‘dominio’ deriva da dominus (padrone di casa, capofamiglia); ‘autorità’ invece viene dal latino auctor che significava originariamente colui che fa crescere, che accresce. » Un passage quelque peu différent de la traduction espagnole : « Poder deriva del latín ‘polis’ (= patrin, amo) así como Dominación deriva de ‘dominus’ (dueño de casa, jefe de familia); Autoridad, en cambio, proviene del latín ‘auctor’, que en su origen significa el que hace crecer, el que acrecienta. » La version italienne peut être lue à l’adresse http://asperimenti.noblogs.org/files/2010/10/Potere_aut...o.pdf.

2. Bibliographie (en ordre de citation): A. Lalande, Dizionario critico di filosofia, ISEDI, Milán, 1971. / H. D. Lasswell y A. Kaplan, Potere e società, Etas, Milán, 1969. / G. Ferrero, Potere, Sugarco, Milán, 1981. / N. Poulantzas, in Franco Ferrarotti, La sociologia del potere, Laterza, Bari, 1972. / W. Mills, Politica e potere, Bompiani, Milán, 1970. / B. De Jouvenel, Il Potere, Rizzoli, Milán, 1947. / R. Mousnier, Le gerarchie sociali dal 1450 ai nostri giorni, Vita e pensiero, 1971. / B. Russell, Il potere, Feltrinelli, Milán, 1967. / M. Weber, Economía y sociedad, F.C.E., México, 1980. / N. Luhman, Potere e complessità sociale, Il Saggiatore, Milán, 1979. / N. Abbagnano, Dizionario di filosofia, UTET, Turín, 1964. / R. Sennet, La autorità, Bompiani, Milán, 1981. / M. Horkheimer, citado por T. Eschemburg, Dell’autorità, Il Mulino, Bolonia, 1970. / G. Simmel, Il dominio, Bulzoni, Roma, 1978. / R. Dahrendorf, Classi e conflitto de classe nella società industriale, Laterza, Bari, 1970.

3. Vous pouvez dire que Proudhon était contre l’autorité et pourriez facilement trouver des passages de ses écrits supportant cette affirmation. Similairement, quelqu’un pourrait dire que Bakounine était contre le pouvoir et pourrait également trouver support à cette affirmation dans ses textes théoriques. Toutefois, les deux affirmations deviennent vides de sens si vous ne dites pas ce que Proudhon voulait dire par autorité et ce que Bakounine voulait dire par pouvoir. En appliquant brièvement une analyse de contenu aux affirmations mises de l’avant, nous pouvons dire que Proudhon, en s’affirmant contre l’autorité, s’est opposé à l’autorité comme aliénation et appropriation de la force collective par un monopole; Bakounine, en s’opposant au pouvoir, s’est positionné contre l’État. Sans approfondir la discussion sur ces termes, le débat sur le pouvoir devient complètement vide de sens.


Traduction à l’anglais : Jonathan Payn (ZACF)
Révision de la version anglaise : Felipe Corrêa
Traduction au français : Blogue du Collectif Emma Goldman

1ère partie: Ibáñez et le Pouvoir Politique Libertaire


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