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Il y a 40: un dimanche sanglant pour le peuple irlandais

category irlande / grande-bretagne | impérialisme / guerre | opinion / analyse author Monday February 13, 2012 22:52author by Andrew & Shane - WSM Report this post to the editors

Le 30 janvier 1972, des soldats britanniques ouvrent le feu sur des manifestants pacifiques à Derry, Irlande du Nord. Sur les vingt-six personnes sans armes atteintes par les coups de feu, treize succombent. La fusillade survient dans le contexte d’un mouvement grandissant pour la défense des droits civiques et l’égalité entre catholiques et protestants. En faisant passer le conflit d’une lutte populaire à une insurrection armée, l’Etat entrait sur un terrain où il pensait la victoire à portée de main. [English]
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Il y a 40: un dimanche sanglant pour le peuple irlandais


Le 30 janvier 1972, des soldats britanniques ouvrent le feu sur des manifestants pacifiques à Derry, Irlande du Nord. Sur les vingt-six personnes sans armes atteintes par les coups de feu, treize succombent. La fusillade survient dans le contexte d’un mouvement grandissant pour la défense des droits civiques et l’égalité entre catholiques et protestants. En faisant passer le conflit d’une lutte populaire à une insurrection armée, l’Etat entrait sur un terrain où il pensait la victoire à portée de main.

L’effet de la tuerie de Derry va profondément bouleverser les trente années suivantes de l’histoire irlandaise. Entre la tentative d’éradiquer le mouvement des droits civiques et les pogroms anti-catholiques – particulièrement à Belfast – l’année 1972 fut celle du passage d’un mouvement non-violent et populaire à des formes armées et nationalistes de lutte, et à la division communautaire.

Ce massacre de manifestants sans armes et la tentative d’étouffement qui s’ensuit devaient provoquer une réponse de plus en plus militarisée contre l’Etat britannique, augmentant l’influence de l’IRA. Mais qu’attendre d’autre dans de telles circonstances ?

La domination britannique en arrière plan

L’histoire de la domination de l’Etat britannique en Irlande est très ancienne, tout comme les résistances populaires à cette domination. Mais en prenant 1918 comme point de départ, on voit se déclencher un nouveau cycle de rébellions qui, pour la première fois, va impliquer le syndicalisme naissant et faire coïncider la lutte armée et plus de cinq grèves générales à l’échelle nationale. Pour conserver la stabilité dans le pays, le prix à payer par la classe dirigeante anglaise fut notamment de donner, en 1921, leur indépendance à 26 des 32 comtés irlandais, ce qui constitue l’acte fondateur d’un nouvel État républicain irlandais.

Exclus de l’indépendance, les six comtés de la province d’Ulster, au nord-est du pays, comprennent une minorité protestante importante. La politique impérialiste britannique, pratiquée dans de nombreuses régions au niveau mondial, usait des divisions ethniques ou religieuses parmi les « peuples sujets » pour maintenir sa domination. Ce mécanisme avait pareillement été testé et mis en place en Irlande depuis le XVIe siècle, avec le déplacement de populations gaëliques catholiques, dont les terres agricoles étaient remises à des colons protestants, anglais ou écossais. Particulièrement réussie en Irlande du Nord – géographiquement proche de l’Ecosse.

Diviser pour mieux régner

A la fin du XIXe siècle, la politique consistant à encourager le sectarisme avait fini de diviser profondément la classe ouvrière selon une ligne de partage confessionnelle, où protestants et catholiques s’affrontent périodiquement dans des émeutes, liées aux difficultés d’accès au logement ou à l’emploi.

La partition de l’Irlande en 1921 confère à l’Ulster une certaine autonomie par rapport à la politique intérieure britannique, projet qui porte le nom de Home Rule. Les pouvoirs locaux s’emploient pendant les quarante années qui suivent à tenter d’unifier tous les protestants, par-delà les clivages de classe, autour d’un « Etat orangiste [1] », en se fondant essentiellement sur la discrimination à l’encontre de la classe ouvrière catholique.

Cette discrimination s’exprimait notamment à l’embauche, pour l’accès au logement, sous la forme d’une limitation de l’armement des forces de police d’Etat, et la création en 1920 d’un corps auxiliaire composé de protestants, les B-Specials ou Police spéciale d’Ulster.

S’inspirant du mouvement pour les droits civiqus états-uniens et de la contestation de la guerre du Vietnam, l’Association des droits civiques d’Irlande du Nord (Nicra) se forme, animé par des catholiques et des protestants libéraux. Les animateurs modérés de cette association ne remettent cependant pas en cause la partition de l’île et revendiquent :

– un homme, un vote aux élections locales (auparavant, seules les personnes imposables pouvaient voter) ;

– fin du charcutage électoral (le découpage électoral faisait en sorte que des villes à large majorités catholiques élisent des conseils… protestants) ;

– fin des discriminations au logement, à l’embauche ;

– démantèlement des B-Specials.

Malgré des modes d’actions modérés – sit-in, manifestation pacifique, désobéissance civile – la Nicra fait rapidement les frais de la répression d’Etat après une manifestation à Derry, le 5 octobre 1968. Les documentaires filmant la répression violente de la manifestation ont beaucoup choqué, en Irlande et ailleurs. C’est à ce moment, qu’influencés par les événements, des étudiants radicaux, forment People’s Democracy, mouvement socialiste au fort caractère libertaire qui se placera à l’avant-scène de l’action directe, avec une pratique de démocratie directe.

Des tensions exacerbées

Les tensions continuent de monter durant l’année 1969. Elles trouvent leur point culminant en août, lorsque pendant trois jours d’émeutes, les nationalistes du Bogside, dans la banlieue de Derry, défendent le quartier contre la police et les B-Specials. Le Bogside et le quartier voisin de Creggan étaient devenus une zone autogérée, connue sous le nom de « Free Derry » [2], protégée derrière ses barricades. Le jour où les barricades de « Free Derry » se sont dressées, plus de 1 500 habitants du voisinage se mobilisèrent pour sa défense, armés de barres de fer, de manches de pioche et de crosses de Hurley (antique forme celtique de hockey sur gazon).

La police et l’armée sont empêchées de pénétrer le secteur jusqu’en octobre 1968. Ce n’est qu’après l’annonce de réformes que des patrouilles sans armes furent autorisées à circuler.

C’est aussi une époque de militarisation du conflit. L’IRA se divise à nouveau. D’un côté les staliniens, incarnés par les Officials, qui dirigent l’IRA vers les luttes sociales tout en proposant de mettre fin à l’abstentionnisme de mise dans le mouvement républicain irlandais depuis sa création. De l’autre on retrouve des militants et des militantes partisans d’une politique de lutte armée nationaliste plus traditionnelle, appelés les Provisionals.

Mais le 9 août 1971, l’Etat britannique tente d’écraser le mouvement en décidant d’emprisonner 450 activistes ciblés parmi les factions de I’IRA, des groupes d’extrême gauche (comme People’s Democracy) et même certains leaders de la Nicra !

Des barricades s’érigent de nouveau, « Free Derry » renaît une troisième fois. Cette fois, le secteur est aussi défendu par des paramilitaires armés. Des tireurs d’élite ciblent les soldats britanniques et une intense campagne d’attentats à la bombe cible les commerces du centre-ville.

Les événements du «Bloody Sunday»

Au début de 1972, les arrestations en masse ont pour conséquence une escalade de la violence. Parallèlement, l’action non violente continue de mobiliser massivement. La Nicra organise une marche. Les estimations varient quant au nombre qui tente ce jour-là de participer à la manifestation. Ils et elles sont probablement 15 000 à se rassembler à Creggan pour se diriger vers l’angle de « Free Derry ». L’armée monte alors des barrages pour l’empêcher d’atteindre le centre de Derry. Il est devenu « traditionnel » pour les jeunes de lancer des pierres aux soldats britanniques, et pour l’armée de répliquer aux canons à eau, lacrymogènes et balles en caoutchouc. Peu après le crépuscule, le commandement ordonne aux Paras de charger et de tirer à balles réelles [3]. Tandis que la foule sans armes s’éparpille, plus de 100 cartouches sont tirées, tuant 13 personnes sur le coup, ou dans les instants suivants. Quatorze autres personnes sont blessées, dont deux écrasées par les blindés légers. La plupart sont atteintes dans le dos, ou visées alors qu’elles tentent de se mettre à couvert.

Devant l’unanimité de la condamnation internationale, l’incendie de l’ambassade britannique à Dublin lors d’une manifestation monstre, et l’exigence du gouvernement de la République d’Irlande que l’Onu dépêche une force d’interposition, le Royaume-uni se trouve contraint d’annoncer la mise en place d’une enquête. Chargé du dossier, le ministre de la Justice, Lord Widgery, ne fait qu’étouffer largement l’affaire en cherchant à confirmer le mensonge selon lequel les personnes tuées étaient armées.

Le médecin légal municipal, lui-même ancien médecin militaire britannique, produit un rapport reflétant ce qui s’était réellement passé : « Je trouve frappant que l’armée devint folle ce jour-là et tira, sans réfléchir à ce qu’elle faisait. Ils tiraient sur des gens innocents. Ces gens participaient peut être à une manifestation interdite, mais cela ne justifie pas que les troupes se mobilisent et tirent à balles réelles sans discrimination. Je dirais sans hésitation qu’il s’agît purement d’un meurtre sans retenue. C’était un meurtre ».

La voie de la lutte armée

John Kelly, frère de l’une des personnes tuées ce jour-là se souvient en 2005 que «les gens faisaient la queue pour s’enrôler dans l’IRA ce jour-là». Ce jour-là, les Paras se rendirent responsables de morts innombrables, y compris des soldats, des policiers, et tous ceux qui succombèrent pendant les «troubles». « Beaucoup de jeunes gens à Derry et en Ulster devaient perdre la vie ou finir en prison. Non seulement les Paras ont tué ce dimanche, mais ils ont sur les mains le sang versé depuis lors. »

Pour Ivan Cooper, l’un des organisateurs de la marche de la Nicra, le massacre a eu comme conséquence de saper la base non violente du mouvement des droits civiques. Cette idée est confirmée par Gerry Adams, leader du Sinn Fein [4] qui écrivit : «De l’argent, des armes et des recrues inondèrent l’IRA»

Presque tous les témoins des événements sont d’accord avec cette vision et de fait, quelle autre résultat pouvait-on attendre ? Lorsqu’une armée d’occupation flingue des douzaines de manifestants pacifiques, il serait quasi-impossible d’attendre une autre réponse que la détermination à lutter, à se défendre et à se venger. Pendant les trois ans qui précédèrent le Bloody Sunday, la lutte contre la domination britannique fit près de 200 victimes. Pour la seule année 1972, 479 personnes furent tuées, l’immense majorité après le massacre ou en réaction à celui-ci.

Le Bloody Sunday limite aussi la capacité de l’Angleterre à faire passer le conflit pour une guerre tribale ou maffieuse. Il expose au contraire le rôle central joué par le Royaume-uni dans l’escalade de la violence.

La commémoration annuelle du massacre est devenue l’occasion pour les nationalistes du nord et pour la gauche de s’organiser. Près de 40 000 personnes participèrent au 25e anniversaire, et chaque année des dizaines de milliers de personnes se retrouvent autour d’événements divers allant du culturel au témoignage, en passant par les débats politiques. Et l’affluence y est particulièrement forte et populaire.

Le gouvernement britannique dut par la suite tenir compte de la colère populaire en Irlande du Nord, en diligentant une nouvelle enquête, confiée par Tony Blair à Lord Saville. Il aura fallu trente-huit ans et 3 000 morts pour que le Premier ministre britannique, devant la Chambre des communes, finisse par reconnaître les faits et demander pardon au nom de son gouvernement.

Shane et Andrew (Workers Solidarity Movement, Irlande)


Chronologie

1916 : Insurrection de Pâques. Soulèvement populaire contre l’occupant britannique. Si cette insurrection est un échec tant sur le plan politique que militaire, elle marque un premier pas vers la République d’Irlande et la guerre d’indépendance, mais aussi vers le conflit en Ulster.

1918 : Le Sinn Fein remporte les élections. Début de la guerre d’indépendance menée par l’IRA.

1919-1921 : Guerre d’indépendance menée par l’IRA nouvellement constituée contre le pouvoir britannique.

1921 : Traité de Londres, où Irlandais et Britanniques signent la partition de l’île. L’Ulster demeure dans le Royaume-Uni. L’Irlande du Sud (Eire) devient une république autonome mais reste membre du Commonwealth (association des anciennes colonies ou protectorats de l’Empire britannique).

1922-1923 : Guerre civile et première scission de l’IRA entre les opposants et les partisans du Traité de Londres.

1967 : Fondation de la Nicra.

1968 : Début des manifestations catholiques pour réclamer l’égalité des droits civiques en Ulster.

1972 : Bloody Sunday, l’armée britannique tire lors d’une manifestation pacifique à Londonderry. Douze personnes sont tuées.

1986 : Après sept décennies d’abstention, le Sinn Fein siège au Parlement irlandais.

1994 : Cessez-le-feu de l’IRA puis des paramilitaires unionistes. Londres accepte d’ouvrir des négociations. Il est interrrompu en 1996.

1997 : Le 23 septembre, à l’initiative de Tony Blair, rencontre historique entre le Sinn Fein et les partis unionistes.

1998 : Accord dit du « vendredi saint », sur une solution pacifique conclu à Belfast, le 10 avril.

Notes:

[1] L’ordre d’Orange est une organisation protestante nord-irlandaise fondée en 1795, dont le nom est inspiré de Guillaume III d’Angleterre, prince d’Orange. Elle s’oppose au fil des années à l’émancipation des catholiques puis à tout projet d’indépendance de l’Irlande.

[2] «Free Derry» tire son nom d’un panneau peint à l’époque sur le pignon d’une maison en bordure de la zone, disant : «Vous venez d’entrer dans Derry libérée».

[3] Comme ailleurs, les Paras anglais sont des troupes de choc, formées à atteindre leur objectif en usant de la plus extrême violence.

[4] Parti politique nationaliste républicain irlandais, considéré comme le bras politique de l’IRA.

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