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Réfugié.e.s ou personnes sans-papiers face à l'illégalité

category italie / suisse | migration / racisme | opinion / analyse author Saturday February 27, 2010 00:02author by Organisation Socialiste Libertaire - 1 of Anarkismo Editorial Group Report this post to the editors

Article écrit par Christophe Tafelmacher, militant de l'OSL, pour Refractions revue de recherches et d'expressions anarchistes.

Dans les luttes visant à la régularisation de personnes déboutées du droit d'asile ou sans-papiers, la question de l'illégalité se présente sous des aspects paradoxaux, qui posent des défis particuliers aux libertaires. C'est aussi que l'on se situe dans un domaine laissé à l'entière souveraineté des Etats.


Le contexte
La réflexion part d'une pratique militante depuis de nombreuses années en Suisse, sur le canton de Vaud, francophone, dans les luttes menées par les associations de défense des droits de personnes réfugié.e.s, migrant.e.s ou « sans-papiers ».

Tout en se targuant d’une tradition humanitaire, la Suisse, pays fédéraliste composé de 26 cantons, applique une politique d'asile et d'immigration fortement restrictive et fondamentalement raciste. En effet, la législation sur l'immigration a été marquée dès les années 1930 par une très forte peur de l’invasion du pays, qui s’exprimait à l’époque sous la forme d’un prétendu risque d’« enjuivement »1. A été également érigée en critère légal la notion d’« Überfremdung », utilisée par le régime national-socialiste allemand et imparfaitement traduite en français par l’expression « surpopulation étrangère »2. Ce racisme d’Etat a été constamment alimenté par la pression xénophobe très présente au sein de la société, sur laquelle le Conseil fédéral – le gouvernement fédéral – s'est appuyé pour justifier une politique toujours plus hostile aux étranger.ère.s.

Dès 1998, le gouvernement a mis en place un système binaire donnant la priorité dans le recrutement aux ressortissant.e.s de l'Union Européenne (UE) et de l'Association Européenne de Libre Echange (AELE). En opposition, celles et ceux provenant du reste du monde sont exclu.e.s de toute immigration de travail, des exceptions n'étant reconnues au compte-gouttes que pour les spécialistes ou pour les personnes en programme de perfectionnement dans le cadre de l'aide au développement. Le système binaire est actuellement ancrée formellement dans la nouvelle Loi fédérale sur les étrangers (LEtr), entrée en vigueur en 2008.

Cette politique d'immigration excluant la plupart des habitant.e.s de la planète a été dénoncée par la Commission fédérale contre le racisme pour ses prémisses ethnocentriques, pour ses effets discriminatoires et pour les préjugés fondés sur l’hostilité à l’égard des immigrant.e.s, ainsi que pour le racisme culturel qu’elle encourage3. Elle a pour effet d'illégaliser toutes les personnes des pays hors UE/AELE qui tentent de migrer en Suisse. Selon plusieurs études, un nombre très important de femmes et d’hommes provenant de ces pays vivent clandestinement en Suisse, dans des conditions extrêmement précaires : entre 70'000 et 180'000 travailleurs.euses pour le Forum Suisse pour l’étude des migrations4, 90'000 pour l’Office fédéral des migrations5. Dans le canton de Vaud, ils.elles sont 15'000 à 20'000 selon une étude lausannoise6. Aucune disposition légale n'est spécifiquement prévue pour leur régularisation et la Suisse n'a jamais procédé à un processus de régularisation collective, malgré différents mouvements de lutte.

Pour nommer les « illégaux », et pour éviter l'expression « clandestins » fréquemment utilisée par les autorités, le mouvement a repris l'expression française de « sans-papiers ». On doit relever que cette appellation ne fait pas l'unanimité : ainsi, à Genève, les personnes concernées préfèrent se désigner comme des « travailleurs/euses sans statut légal ».

La Suisse a adopté tardivement une Loi fédérale sur l’asile en 1979. Dès 1981 , la politique du droit d’asile suisse a connu une orientation restrictive également marquée par une peur de « l’afflux massif » de « faux réfugiés », qui s’est traduite en une cascade de modifications législatives et en une pratique administrative de plus en plus rigoureuse. Avec un taux d’acceptation passant de 90% à 10%, la politique du droit d’asile est devenue, dans le discours officiel, une politique « de dissuasion » à l’égard des réfugié.e.s potentiel.le.s et « de renvoi » à l’encontre de ceux et celles qui sont entré.e.s en Suisse7.

Toutefois, dissuasion et renvoi produisent une masse d'ordres de départ que les autorités n’arrivent pas à exécuter. Les personnes concernées sont alors poussées à « disparaître ». C’est d’ailleurs ce que révèlent obstinément les statistiques officielles depuis plus de 20 ans : chaque année, on compte entre 50% et 70% de « départs non contrôlés », ou « départs non officiels », euphémismes bureaucratiques pour décrire l'entrée dans l'illégalité, en Suisse ou dans un autre pays d'Europe8.

Luttes et mouvements de résistance dans le canton de Vaud
Comme les autres cantons, Vaud dispose de son propre gouvernement cantonal avec sa propre administration, ainsi que de son propre organe législatif, le Grand Conseil. Il a connu, depuis plus de vingt ans, plusieurs luttes et mouvements de résistance autour du thème des migrant.e.s et des requérant.e.s d’asile.

Sans entrer dans les détails9, on aimerait évoquer cinq processus de luttes où la question de l'illégalité s'est posée de manière aiguë. Tout d'abord, à fin novembre 1985, 64 personnes originaires du Zaïre, du Chili ou de Turquie, ont pris refuge dans les locaux de la paroisse catholique de Saint-Amédée à Lausanne. Elles refusaient en effet d'accepter l'exécution imminente de leur renvoi, mais ne voulaient pas non plus « disparaître ». Face aux risques concrets d’intervention policière, qui était habilitée à venir arrêter ces personnes en séjour désormais illégal, l’église a assumé le rôle de « rempart éthique ». L’occupation a duré deux mois, permettant des négociations entre le groupe de soutien et les autorités. Des solutions ont pu être trouvées pour régulariser certaines situations.

On peut mentionner ensuite le mouvement des « ex-saisonniers de l’ex-Yougoslavie ». Fin 1996, environ deux cents personnes se sont retrouvées exclues de toute autorisation de séjour, malgré de nombreuses années de labeur comme saisonniers.ères en Suisse, leur pays d'origine, l'ex-Yougoslavie, n'étant plus considéré comme une zone de « recrutement traditionnel ». Elles étaient aussi victimes indirectes de la guerre sévissant dans leur pays d’origine et qui empêchait tout retour. Début 1997, ces travailleur.euses saisonnier.ères se sont organisé.e.s collectivement et ont poursuivi séjour et travail dans le canton de Vaud, entrant ainsi dans une forme d'illégalité. Ils.Elles ont mené diverses actions publiques, occupant notamment à plusieurs reprises le hall de la gare de Lausanne. Face à un soutien large des syndicats, associations de défense des droits des immigré.e.s et réfugié.e.s, églises et employeurs, le gouvernement vaudois a décrété en été 1997 un moratoire. Celui-ci s'est concrétisé dans la délivrance d’attestations autorisant la poursuite du séjour et du travail et permettant aux chef.fe.s de familles de déclarer la présence de leur proches, qui résidaient clandestinement à leur côté. Ces attestations n'ont eu qu'une validité locale : en cas de déplacement sur le territoire suisse, elles ne protégeaient pas contre une arrestation par la police d'un autre canton. Une première tentative de régularisation par la voie juridique a abouti sur un échec, le Tribunal fédéral suisse refusant de sanctionner la politique d'immigration discriminatoire qui était à l'origine de cette situation. Finalement, une solution politique a été trouvée en 2000, à l’issue de négociations entre ministres cantonal et fédéral. Au total, plus de 600 autorisations de séjour ont été délivrées en trois tranches. Il est à noter que l'on n'a jamais officiellement reconnu qu'il s'agissait, dans les faits, d'une régularisation collective.

A partir de l'année 2000 a démarré un nouveau mouvement pour la défense des Kosovar.e.s débouté.e.s de l'asile, qui s'est appelé « En 4 ans on prend racine ». Confrontés à un délai de départ fixé par les autorités fédérales au 31 mai 2000, ses membres ont tout d'abord tenté sans succès de sensibiliser le canton de Vaud à leur bonne intégration, en se fondant sur un large soutien populaire exprimé notamment au travers de pétitions. Au printemps 2001, les menaces se sont précisées avec l'arrestation d'un Kosovar sur son lieu de travail et son expulsion de force avec toute sa famille. Neuf personnes qui n'acceptent pas le « plan de vol »10 qui leur avait été notifié ont pris refuge dans une église protestante en avril 2001. Considérées comme illégales et menacées d'arrestation en tout temps, elles sont restées pendant quatre mois dans les locaux de la paroisse, avant que l’exécution des renvois ne soit officiellement suspendue, pour les occupant.e.s du refuge comme pour les autres membres du mouvement. Ici aussi, l'église a joué le rôle de rempart éthique empêchant une intervention policière. A la sortie du refuge, des discussions ont été entamées avec les autorités cantonales en vue du règlement du séjour de tout le groupe concerné, soit près de 300 personnes, dont la moitié d’enfants.

En août 2004, l’affaire a rebondi, car les dossiers de ces Kosovar.e.s ont été intégrés dans des négociations entre Vaud et l'Office fédéral. Le canton a présenté 1'523 situations de personnes déboutées de l'asile, mais ayant été tolérées sur le territoire cantonal depuis plusieurs années, malgré les ordres de départ fédéraux. Après avoir écarté d'emblée 175 dossiers de personnes provenant d'Ethiopie et d'Erythrée, et après avoir analysé les autres « au cas par cas », les autorités ont refusé toute régularisation à 523 personnes. Face aux menaces d’exécution des renvois qui ont suivi cette annonce officielle, la Coordination Asile Vaud (CAV) s’est créée, rencontrant un fort soutien populaire qui s'est concrétisé par une pétition récoltant rapidement plus de 14'000 signatures. Là encore, les autorités ont commencé par ignorer ces soutiens et les menaces de renvois forcés ont atteint un niveau d'alerte à fin août 2004. Refusant de se plier aux ordres de départ, des dizaines de familles ont, tour à tour, dans les mois qui ont suivi, cherché protection dans des refuges d’église catholiques et protestantes, animés par les membres de la CAV. Confronté à cette désobéissance massive jouissant d'une grande légitimité populaire, puis à un vote de défiance du Grand Conseil pourtant dominé par la droite, le gouvernement cantonal a entamé en 2005 de nouvelles négociations auprès des autorités fédérales, les renvois forcés étant suspendus pour les familles avec enfants. Jusque là, les débouté.e.s étaient considérées en séjour illégal, voire, pour certain.e.s, « disparu.e.s » ; par la suite, des personnes ne bénéficiant pas du moratoire ont été arrêtées et placées en détention administrative, en vue de leur refoulement, seules deux d'entre elles étant finalement rapatriées de force. Finalement, les autorités ont délivré des permis de séjour en plusieurs étapes, certainement pour éviter de parler d'une régularisation collective. En septembre 2008, la quasi-totalité des personnes menacées était régularisée et une fête célébrait cette victoire du mouvement11.

Enfin, il faut signaler les luttes spécifiques des sans-papiers. Dès le printemps 2001, des collectifs se sont constitués dans plusieurs cantons – Fribourg, Neuchâtel, Berne, Genève, Bâle et Vaud – avec occupations de locaux d’églises pour se protéger des menaces d'arrestation et de renvoi. Sur Vaud, le Collectif vaudois de soutien aux sans-papiers (CVSSP), regroupant surtout des personnes provenant de l’Equateur, a déposé une pétition cantonale demandant une régularisation collective auprès du Grand Conseil au cours d’une manifestation qui permet à de nombreuses personnes illégalisées de sortir de l’ombre et de revendiquer un statut pour une vie digne. Par la suite, le CVSSP a mené de nombreuses actions, occupant notamment une église catholique pour un jour et participant à la manifestation nationale du 24 novembre 2001. Celle-ci a constitué un point culminant des les mobilisations depuis 2000 sur ces thèmes, mais elle n'a débouché sur aucun résultat concret : les autorités fédérales se sont bornées à répondre que les « sans-papiers » étaient avant tout des illégaux, et que seules des solutions au « cas par cas » pouvaient être trouvées à titre humanitaire, pour les situations de détresse grave. Pour toute la Suisse, seules quelques centaines de personnes ont pu obtenir un permis de séjour par ce biais. En novembre 2002, le gouvernement vaudois a instauré un moratoire sur les arrestations et les expulsions de sans-papiers, tout en mettant sur pied un groupe de travail sur les clandestins. Celui-ci n’a pas accepté d’intégrer des personnes directement concernées, les représentants de l’Etat refusant de siéger à côté d’elles en raison de l’illégalité de leur séjour. L’argument avait d’ailleurs déjà été utilisé pour justifier le refus de discuter avec des Kosovar.e.s du mouvement « En 4 ans on prend racine ». Finalement, le groupe de travail s'est rangé entièrement derrière la position fédérale. Entre-temps, plus de 300 sans-papiers séjournant dans le canton ont été confrontés au rejet définitif de leur demande individuelle de régularisation. Sorties de la clandestinité et désormais connues des autorités, ces personnes ont reçu des dates de départ assorties de menaces d’arrestation et de détention administrative, le moratoire ayant été levé par le gouvernement cantonal. Pour alerter l’opinion publique et montrer leur opposition à ces renvois, les personnes « sans-papiers » ont occupé une basilique le 15 décembre 2004. Malheureusement, contrairement aux autres luttes mentionnées plus haut, elles ne sont pas parvenues à établir un rapport de forces suffisant. Elles restent aujourd'hui toujours illégalisées, sans perspective de régularisation sur le plan administratif, susceptibles d'arrestation en tout temps, et passibles de poursuites pénales pour travail et séjour illégal, ceci malgré leur présence massive dans certains secteurs de l'économie.

Rapports paradoxaux à l'illégalité
Dans les luttes concernant les réfugié.e.s ou les migrant.e.s, les libertaires affrontent des difficultés spécifiques. En effet, comme on l'a vu, c'est l'Etat qui, au travers de ses lois et les décisions de son administration, illégalise certaines catégories de personnes. Dans une période où les prérogatives des Etats sont remises en cause, le contrôle de la circulation des individus reste un domaine pleinement réservé à la souveraineté étatique. Cependant, cela signifie aussi que seul l'Etat peut défaire cette illégalisation et régulariser le séjour.

Au cours de la lutte de la CAV, de nombreuses situations sont venues illustrer le plein pouvoir de l'Etat de faire et de défaire cette illégalité. Ainsi, fin 2005, deux hommes célibataires ont été arrêtés par la police, amenés menottes au pied devant le juge et détenus en vue de leur refoulement pendant trois mois, car ils se trouvaient sous le coup d'ordres de départs exécutoires. Ils ont été remis en liberté au moment où le gouvernement cantonal a décidé de relancer les négociations en 2006, puis ont été régularisés quelque temps plus tard.

L'affirmation étatique de l'illégalité se manifeste dans le cas des personnes « sans-papiers » par la répression de leur séjour ou de leur travail, qui se traduit par des amendes de plusieurs milliers de francs suisses, mais aussi par des peines de prison fermes avec rapatriement forcé à la sortie. Les statistiques pénales montrent qu'un nombre importants de personnes sont détenues en Suisse en raison de condamnations pour séjour illégal. Mais la législation criminalise également celui ou celle qui « facilite un séjour illégal », quels qu'en soient les motifs : les dispositions légales mettent sur le même pied passeurs sans scrupules habités par un pur dessein de lucre et mouvements de soutien animés par des convictions idéalistes. Agir en groupe et de manière régulière est considéré comme une circonstance aggravante, que l'on parle d'un réseau maffieux organisé ou d'un collectif de soutien. Concrètement, cela a débouché sur des poursuites pénales à l'encontre des personnes ayant apporté leur aide à des personnes « sans-papiers » dans le cadre des mouvements de solidarité. Tel a été le cas dans le canton de Fribourg pour une institutrice, qui avait hébergé gratuitement un « illégal » durant trois mois et demi, ou pour un député socialiste12. Même s'il est arrivé que des soeurs d'une communauté religieuse soient également condamnées, les autorités ont montré une plus grande tolérance à l'égard des gens d'église offrant refuge. On peut relever des tentatives de criminalisation à l'encontre d'un assistant social ou de présidents d'associations, qui étaient amenés dans le cadre de leurs activités, à côtoyer des personnes vivant en Suisse sans autorisation13.

Confronté à des mouvements demandant la régularisation du séjour de personnes déboutées de l'asile ou sans-papiers, l'Etat tend d'abord à réaffirmer l'illégalité de leur situation, qui empêche toute solution. Le refus de rencontrer officiellement les personnes concernées est justifié par cette illégalité, quand bien même leur action vise précisément à en sortir.

Cette position principielle, voire idéologique, est renforcée par le fait que les actions légales – démarches juridiques individuelles, pétitions, etc. - n'aboutissent qu'à de très maigres résultats. C'est particulièrement frappant pour les personnes « sans-papiers » : les régularisations « au cas par cas » se comptent par quelques centaines, alors que plusieurs dizaines de milliers d'individus sont concernés.

C'est ainsi qu'on arrive à ce paradoxe apparent : il faut passer par des actions illégales pour être légalisé. Dans les mouvements décrits plus haut, il a fallu, pour obtenir le succès, passer outre les ordres de départ, poursuivre un séjour, voire un travail, qui n'était plus autorisé, occuper des lieux d'églises pour éviter des expulsions. Le cas des ex-saisonniers d'ex-Yougoslavie est exemplaire : dans d'autres cantons, faute de résistance, les personnes visées se sont pliées aux injonctions officielles et ont quitté le pays, perdant définitivement tout espoir de régulariser leur séjour, alors que le mouvement vaudois a pu gagner précisément parce que travailleurs.euses et employeurs.euses se sont obstinés à transgresser législation et décisions individuelles.

Toutefois, il faut relever que les personnes concernées ne revendiquent pas vraiment l'illégalité comme mode d'action. Celle-ci est plutôt subie et irradie toute leur existence en Suisse, amenant les personnes « sans-papiers » à se convaincre qu'elles sont dépouillées de tout droit. Leur premier réflexe est plutôt de souligner leur bonne intégration sociale, professionnelle et économique. Ce qui les révolte, c'est l'aberration de la politique officielle et son idéologie discriminatoire, qui illégalise des dizaines de milliers de personnes, même après de longues années vécues en Suisse. Lorsque les personnes sans-papiers ont manifesté massivement en 2001, c'était pour « sortir de l'ombre », pour affirmer leur présence et dénoncer l'hypocrisie d'un système qui les considère comme clandestines, alors qu'elles occupent une place essentielle dans des pans entiers de l'économie.

Les personnes de soutien ont revendiqué plus facilement l'aide au séjour illégal, quand bien même il s'agit formellement aussi d'un délit passible de sanctions pénales. La raison en est certainement que ce comportement actif et altruiste est considéré comme moins infâmant. Il faut aussi dire que les conséquences sont nettement moins graves, puisque les tribunaux n'ont prononcé que de simples amendes, d'un montant modéré, et qu'aucune expulsion, pénale ou administrative, n'est venu s'y additionner. De leur côté, les migrant.e.s cherchent plutôt à se débarrasser de cette illégalité poisseuse et mettent en avant leur bon comportement général et leur adhésion aux valeurs dominantes.

Lorsque nous débattions avec elles des orientations à donner aux luttes, les personnes déboutée.e.s de l'asile ou sans-papiers ont ainsi montré une réticence à envisager des actions illégales. Pourtant, dans le même temps, elles ne pouvaient pas accepter les ordres de départ ressentis comme profondément injustes, pas plus que l'impossibilité d'obtenir un permis de séjour après des années de vie en Suisse ou la fermeture de principe face aux ressortissant.e.s de pays hors UE/AELE. C'est alors que la prise de refuges, le plus souvent dans des églises, est apparue légitime, même si cela représentait une forme de désobéissance et de résistance face à l'Etat.

Il a déjà été dit que les personnes sans-papiers ne revendiquent pas leur illégalité. Dans les faits, leurs choix de vivre en Suisse revient à remettre en cause l'ordre du monde et les barrières imposées aux ressortissant.e.s des pays du Tiers-Monde, mais aussi la politique d'immigration définie par le gouvernement. Ces rebellions individuelles sont vécues avant tout par le prisme de la lutte pour la survie. Bien que conscientes au départ qu'elles n'ont pas droit à un permis de séjour, elles n'envisagent que difficilement que leur comportement puisse avoir un caractère pénal. Ce décalage entre la perception des personnes sans-papiers et les textes légaux augmente avec le temps : il devient de plus en plus incompréhensible, et donc inacceptable, d'être considéré comme un.e délinquant.e alors que l'on n'a cherché qu'à vivre le plus normalement possible durant des années, que l'on s'est intégré sur le marché du travail, que l'on a scolarisé ses enfants. Dans un contexte où l'on pense trouver petit à petit sa place, la poursuite du séjour ou du travail non autorisé paraissent parfaitement légitimes et ne coïncident pas, aux yeux des protagonistes, avec la commission d'un délit pouvant leur valoir des mois de prison.

Autre paradoxe pour les militant.e.s libertaires, il s'avère extraordinairement difficile de revendiquer, dans les mouvements de lutte des personnes déboutées de l'asile ou sans-papiers, l'abolition des frontières étatiques et l'abandon toute exigence de permis de séjour. Si ces mouvements ont su manier l'action directe pour créer le rapport de force, par exemple en occupant des églises pour imposer des négociations ou la recherche de solutions, il n'a pas été possible d'éviter le recours à l'Etat pour la régularisation du séjour. C'est pourquoi la revendication se résume à « des papiers pour toutes et tous »14, plutôt que « brûlons tous les papiers »... Il faut d'ailleurs bien admettre que disposer d'un permis de séjour reste aujourd'hui un préalable essentiel pour accéder une certaine égalité, pour faire valoir ses droits, pour mener une vie digne.

Comme on le voit, la sortie de l'illégalisation n'est envisagée aujourd'hui que par le biais l'octroi du permis de séjour. Une décision étatique reste le seul moyen pour régulariser la présence en Suisse. Tant du côté des autorités que pour une partie du mouvement, on est encore loin de reconnaître un « droit d'être là »15. Dans cette conception, les droits découleraient du choix du domicile par chacun.e, et non de la nationalité attribuée par un Etat comme c'est le cas actuellement16. On abandonnerait la perspective de la souveraineté étatique pour favoriser la liberté de l'individu et abolir les discriminations fondées sur la nationalité. La question de l'illégalité du séjour ne se poserait même plus.
Christophe Tafelmacher

Notes


1. Ebel, Marianne et Fiala, Pierre, Sous le consensus la xénophobie, Université de Lausanne, 1983 ; Monnier, Laurent, Leçon d’adieu, Université de Lausanne, 21 juin 1988, p. 5.
2. Article 16 de l'ancienne Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) du 26 mars 1931: « Pour les autorisations, les autorités doivent tenir compte des intérêts moraux et économiques du pays, ainsi que du degré de surpopulation étrangère ».
3.Prise de position de la Commission fédérale contre le racisme concernant le modèle des trois cercles du Conseil fédéral sur la politique suisse à l’égard des étrangers, Berne, 6 mai 1996. Position de la Commission fédérale sur le racisme sur le système binaire d’admission de la politique des étrangers en suisse, Berne, 2 mai 2003. Pour d’autres approches critiques : Caloz-Tschopp, Marie-Claire, « Ce qui fait ... Ceux qui font le lit du "totalitarisme néolibéral à venir". Réflexions suscitées par une invention suisse (1990) reprise par l'UE (1998), dans la stratégie et les dispositifs des politiques d'immigration et du droit d'asile de l'UE », Revue québécoise de droit international, Montréal, 2001, 13, 1.
4. Wanner, P., Compter les clandestins. Méthodes d’estimation de la population sans autorisation de séjour à partir des données sur la population. Forum Suisse pour l’étude des migrations, Discussion paper, 13/2002, Neuchâtel, 26 avril 2002.
5. Gfs.bern, Sans-papiers en Suisse : c’est le marché de l’emploi qui est déterminant, non pas la politique d’asile. Rapport final sur mandat de l’Office fédéral des migrations, Berne, avril 2005.
6. Valli, Marcelo, Les Migrants sans permis de séjour à Lausanne. Rapport rédigé à la demande de la Municipalité de Lausanne, mars 2003.
7. Maillard, Alain, et Tafelmacher, Christophe, “ Faux réfugiés ”?, la politique suisse de dissuasion d'asile, 1979-1999, Lausanne, Editions d'En Bas, 1999. Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Sans-papiers et Demandeurs d'asile: faire reconnaître le droit d'être là » in : Mondialisation, migration et droits de l’homme, un nouveau paradigme pour les sciences sociales et la citoyenneté, sous la direction de Caloz-Tschopp, Marie-Claire, et Dasen, Pierre, Volume I, Bruylant Editeur, Bruxelles 2007, p. 467.
8. Les statistiques officielles peuvent être consultées sur le site de l'Office fédéral des migrations : http://www.bfm.admin.ch/bfm/fr/home/themen/statistik/asylstatistik.html.
9. Pour une description plus détaillée de ces luttes : Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Sans-papiers ... » op. cit., p. 468-481. Sancey, Yves, « "En 4 ans on prend racine" , Un mouvement de résistance à la politique de renvois », Flagrants Délits, n° 13, Lausanne, avril 2002. Sancey, Yves, « Du refuge de Bellevaux à la lutte des « 523 » débouté.e.s, in: La politique suisse d’asile à la dérive. Chasse aux abus et démantèlement des droits, Schmidlin, Irène, Tafelmacher, Christophe, et Küng, Hélène, Editions d’En Bas et SOS-Asile Vaud éditeurs, Lausanne 2006.
10. Notification par la police des étrangers de la réservation du vol de retour. Le non-respect du « plan de vol » ou la non-présentation à l’aéroport permettent à l’autorité de requérir la mise en détention administrative en vue du refoulement.
11. Sur cette lutte de la CAV, devenue une véritable saga cantonale, on peut consulter le site www.stoprenvoi.ch. Voir aussi : Tafelmacher, Christophe, Asile: « Asile : les enjeux d’une mise au pas cantonale » in : Plaidoyer, Revue juridique et politique, Zurich, 1/2005, pp. 52-55. Tafelmacher, Christophe, « Canton de Vaud: la résistance continue » in : Plaidoyer, Revue juridique et politique, Zurich, 1/2006, pp. 52-55. Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Migrations: état des luttes en pays de Vaud » in : Plaidoyer, Revue juridique et politique, Zurich, 3/2007, pp. 52-55.
12. Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Sans-papiers ... » op. cit., p. 499.
13. Ibidem, p. 499-500
14. Dans ce sens, un mouvement parti récemment de la Suisse allemande s'intitule « Bleiberecht für alle » (droit de rester pour toutes et tous ». Voir le site http://www.bleiberecht.ch (en allemand).
15. Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Sans-Papiers, mais pas sans droits ! » in : Voies clandestines, Stefano Boroni, Jean-Michel Dolivo et Beatriz Rosende, Editions d’En Bas, Lausanne 2003, pp. 85-98.
16. Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Sans-papiers ... » op. cit., p. 517-518.

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