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Un éditeur pour le socialisme libertaire (1)

category france / belgique / luxembourg | histoire | autre presse libertaire author Sunday December 06, 2009 22:45author by Jean Michel Kay Report this post to the editors

Un texte dela revue internationale libertaire Divergences

L’histoire d’un courant politique ne peut jamais se limiter à celle de ses organisations, ou à l’étude de sa doctrine, à moins qu’elles n’aient jamais eu la moindre influence en dehors de lui-même. Mais il est difficile d’identifier un tel courant, s’il ne s’est doté d’aucune organisation permanente et n’a produit aucune doctrine structurée. C’est pourtant l’existence d’un tel courant que nous vous soumettons comme objet de recherche, en prenant pour fil conducteur l’activité d’un éditeur militant à partir des années 1930.
René Lefeuvre
René Lefeuvre

Le champ de recherche proposé ici est qu’à certains moments de l’histoire sociale contemporaine de la France, et sans doute ailleurs en Europe, est apparu dans le mouvement social un courant qui dépasse l’antagonisme historiquement figé entre les partisans du « socialisme d’État » et ceux du « socialisme sans État ». Ce courant n’a pas d’expression organisationnelle permanente ; il n’a pas de théoricien reconnu, il n’a pas donné naissance à une doctrine formalisée. La raison qu’on donnera à ces absences est que ce courant n’a surgi que dans des périodes de forte mobilisation, qu’il n’a eu alors que rarement le temps de se doter d’une expression politique propre, et que la théorisation de ce qu’il exprime ne peut être réalisée qu’a posteriori.

Ce courant, par commodité, nous l’appelons « socialisme libertaire ». Cette appellation n’a pas de légitimité historique ; elle est utilisée par Daniel Guérin comme titre du premier recueil de textes par lequel il appelle à la réconciliation de ceux qu’il appelle « frères jumeaux, frères ennemis [1] » ; il utilisera ensuite les termes de « marxisme libertaire », puis de « communisme libertaire ». Mais à l’époque où serait apparu ce socialisme libertaire dont nous évoquons l’existence, le communisme libertaire est sans ambiguïté aucune l’objectif que se donnent la CNT et la FAI espagnoles, et il est essentiel de ne pas les confondre.

C’est à travers l’existence étonnamment durable d’une maison d’édition d’un type particulier, reposant pendant cinquante ans sur l’activité d’un homme, René Lefeuvre, mais lui ayant survécu, que nous prétendons l’aborder. Nous pensons que les caractéristiques de cette maison d’édition – les Cahiers Spartacus – en font en effet un outil pour révéler ce courant et le légitimer comme objet d’étude. Enumérons ces caractéristiques :

- il s’agit d’une maison d’édition militante, c’est-à-dire poursuivant des buts politiques précis

- il s’agit d’une maison d’édition sans but lucratif, et n’étant pas guidée par d’autres soucis que de publier les textes qui lui semblent important de mettre à disposition du public qu’elle vise

- il s’agit d’une maison d’édition indépendante, dans ce sens qu’elle n’est pas soumise au contrôle d’une organisation politique

- enfin, il ne s’agit pas d’une maison d’édition vivant du mécénat : de ce fait, si elle n’est soumise à aucun critère de rentabilité et reste indépendante de toute organisation politique, elle ne peut vivre qu’autant qu’il se trouve des lecteurs pour acheter ses publications. On verra que ça n’a pas toujours été le cas.

Le socialisme libertaire dont nous voulons parler n’apparaît comme courant politique qu’après la révolution d’Octobre. Il se définit en dégageant les leçons de la révolution de 1917 et de ses suites ; il est antistalinien d’une autre façon que le sont les anarchistes, les trotskystes ou même les communistes de conseil, dont l’expérience est d’ailleurs pratiquement inconnue en France aux époques dont nous parlons. Ses options politiques peuvent se résumer ainsi :

— L’évolution de la société ne peut être comprise qu’à travers l’analyse des luttes de classe ; les antagonismes de classes, les crises que subissent les classes dominées, ne pourront être éliminés que si celles-ci arrachent le pouvoir politique et économique aux classes dominantes pour l’exercer elles-mêmes.

— L’État capitaliste est l’instrument de la domination de ces classes dominantes ; en tant que tel, il doit être détruit ; mais la survivance des classes, les nécessités de l’organisation des activités sociales signifient que des institutions politiques resteront nécessaires à différents niveaux géographiques.

— La nation est le cadre d’exercice du pouvoir de la bourgeoisie, ce n’est pas celui qui permettra la construction du socialisme ; le socialisme libertaire est par essence internationaliste.

— Les partisans du socialisme libertaire savent que les syndicats sont devenus des institutions de la société capitaliste ; ils considèrent cependant que dans bien des cas la participation à l’action syndicale est le moyen premier qu’ont les travailleurs pour prendre part à l’action collective et mener la lutte de classe.

— Les partis sont nécessaires pour formuler analyses et propositions, se donner des moyens collectifs pour la formation et l’action ; mais aucun ne peut prétendre exercer seul le pouvoir :

« La dictature du prolétariat ne peut être exercée par un seul secteur du prolétariat, mais par tous les secteurs, sans exception. Aucun parti ouvrier, aucune centrale syndicale n’a le droit d’exercer aucune dictature. [2] »

Enfin, les socialistes libertaires ne font pas de la participation ou de la non-participation aux élections et de l’exercice des fonctions électives une question de principe. Mais l’arrivée et le maintien au gouvernement par le processus électoral d’une coalition de partis, quelle qu’elle soit, ne peuvent être des buts en eux-mêmes.

Un militant éditeur

À la demande de son père, artisan maçon dans un village de Bretagne, René Lefeuvre devient lui aussi maçon. Cette vie rurale lui convient peu ; bien que n’ayant pas fait d’études secondaires, c’est un lecteur assidu et curieux. À 20 ans, devant effectuer son service militaire, il fait en sorte d’être affecté à Paris, où il arrive en 1922 et où il résidera – années de guerre exceptées – jusqu’à sa mort en 1988.

Par ce qu’il en a appris, et malgré l’image repoussante qu’en donnent les conservateurs qui font l’opinion dans sa région d’origine, il est attiré par la Révolution russe et les réalisations de l’Union soviétique. Il lit le Bulletin communiste édité par Boris Souvarine, qui en rend compte mais qui ne dissimulera pas les débats qui commencent à déchirer le Comité exécutif de l’Internationale, dont il est membre, et la direction du Parti communiste soviétique. L’exclusion de Boris Souvarine du parti communiste français, dont il avait été un des fondateurs, et l’approfondissement par celui-ci de sa compréhension de la nature de classe du régime soviétique, vont contribuer à l’affermissement par René de ses propres conceptions politiques : s’appuyant sur les notions de classes et d’exploitation telles que Marx les a utilisées, Souvarine affirme dès la fin des années 1920 qu’une nouvelle classe dominante exploiteuse se constitue en Union soviétique par sa mainmise sur l’État. Il récuse en outre l’invention par les dirigeants soviétiques d’une doctrine léniniste ; enfin, il rejette ce qu’il perçoit chez Trotski – dont il avait défendu par principe le droit de défendre des positions différentes de celles de la majorité dans l’exécutif de l’Internationale – comme une volonté de reproduire les analyses et le comportement du PC soviétique. [3] René participe épisodiquement au Cercle communiste Marx et Lénine créé par Boris Souvarine en 1926, regroupant membres oppositionnels ou exclus du PC. Ce Cercle devient en 1930 le Cercle communiste démocratique, qui se donne pour but de « maintenir, prolonger et vivifier la tradition démocratique et révolutionnaire du marxisme » et de « rechercher activement les germes de renouvellement de la pensée et de l’action révolutionnaires. » Sa déclaration d’intention précise encore : « Avec Marx et Engels aussi, le Cercle s’affirme démocratique, entendant par là particulièrement restaurer contre les faux communistes qui la nient et les faux socialistes qui la dégradent une notion inséparable de l’idée révolutionnaire. Les communistes et les socialistes de l’école marxiste ont longtemps porté, en politique, le simple nom de "démocrates" avant d’appeler leur parti "social-démocratie". La critique marxiste de la réalisation du principe démocratique en régime capitaliste vise les contradictions de la pratique, non le principe même, et démontre l’impossibilité d’acquérir une vraie démocratie politique sans la baser sur l’égalité économique. [4] »

Jusqu’en 1928, René travaille comme artisan maçon ; puis, grâce aux cours par correspondance qu’il a suivis en Bretagne, il obtient une place de commis dans une entreprise de revêtements, ce qui lui libèrera du temps pour d’autres activités. Il adhère alors aux Amis de Monde, et en devient le secrétaire. Fondé en 1928 par Henri Barbusse, membre du parti communiste depuis 1923, Monde [5]. devait être « un journal hebdomadaire de grande information littéraire, artistique, scientifique, économique et sociale donnant un tableau objectif de l’actualité ». Mais sa création est l’expression d’un désaccord entre Henri Barbusse et l’Internationale communiste de la troisième période, celle où le social-démocrate, baptisé « social-fasciste », est devenu l’ennemi principal. En 1926, l’Internationale avait demandé à Henri Barbusse de créer une association internationale des écrivains révolutionnaires. À ce projet, qui n’aurait regroupé que des écrivains membres des partis communistes ou déjà proches d’eux, Barbusse oppose la création d’un « foyer de publications » – bien plus qu’un journal – pour aboutir à un « groupement intellectuel universel » [6]. Parmi les contributeurs de Monde, on trouvera donc, outre des auteurs communistes, y compris soviétiques, d’anciens communistes et même des socialistes, ce qui vaudra à Monde une condamnation lors du deuxième congrès des écrivains révolutionnaires qui se tient à Kharkov en novembre 1930. Monde y est accusé d’être « un journal sans principes directeurs, qui dès le départ, avait pris une position anti-marxiste », de se caractériser par « le confusionnisme », d’avoir pour collaborateurs « des agents du trotskisme, des social-fascistes, des radicaux bourgeois, des pacifistes », bref d’être hostile à l’idéologie prolétarienne. On notera que, déjà, en avril 1930, Pierre Naville, premier représentant officiel du trotskysme en France, avait qualifié Monde dans Lutte de classes de « recueil de déchets de ce que les milieux politico-littéraires petits-bourgeois produisent de plus marécageux, de plus confus et en définitive de plus anti-prolétarien. »

Monde n’est donc pas une publication du parti communiste, même si Henri Barbusse ne saurait y tolérer des dénonciations du régime soviétique. Aux Amis de Monde est assigné un rôle ambitieux : non seulement de soutenir la diffusion du journal, mais d’y contribuer par des informations, des reportages. Quand, en 1930, René Lefeuvre en devient secrétaire, cette association informelle regroupe environ 800 membres ; Lucien Laurat [7], qui fait partie de la rédaction de Monde, anime un groupe d’économie politique qui étudie en particulier Le Capital. Les Amis sont désireux que d’autres groupes, sur d’autres thèmes, soient créés, et René va s’y consacrer de toutes ses capacités. Toujours en quête pour lui-même de connaissances nouvelles, il est aussi passionné par la transmission des connaissances, par l’éducation populaire, qui seront toujours pour lui l’objectif véritable de ses éditions. Se mettent alors en place des groupes qui se consacrent aux études sociales, à l’histoire du mouvement ouvrier, à l’architecture, à l’espéranto, ainsi qu’un groupe de théâtre ; René organise également des séances de cinéma, des visites d’exposition.

Après deux ans de fonctionnement des groupes d’études, leurs membres voulurent publier de façon régulière le résultat de leurs travaux ; René en fut chargé. Il proposa Spartacus pour titre de cette nouvelle publication ; ce fut Masses qui fut retenu, en référence au New Masses américain.

L’orientation initiale de Masses ne pouvait pas être très différente de celle de Monde et la déclaration d’intention figurant dans le premier numéro, daté de janvier 1933, affirmait en particulier : « Une culture révolutionnaire s’oppose à la culture bourgeoise. Dans le grand combat, cette culture est une arme. » Et aussi : « Nous défendrons, contre les calomnies bourgeoises, l’effort fait par l’URSS pour édifier une société sans classes, en opposant la vérité au mensonge. »

Les évènements vont modifier en partie le projet éditorial de Masses. Ce premier numéro comprend bien des articles sur l’architecture, la sociologie, le théâtre, et des textes sur l’unité ouvrière. Le deuxième numéro publie en outre un récit de Rustico [8] dans lequel il rend compte des actions et de l’état d’esprit des militants communistes de Berlin qu’il a rejoints en octobre 1932, persuadé de l’imminence en Allemagne d’un affrontement décisif entre la réaction et les masses révolutionnaires. Le troisième numéro, daté de mars 1933, rend hommage à Karl Marx pour le cinquantième anniversaire de sa mort avec, en particulier, le début d’un exposé de la thèse centrale de l’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg. Masses est une publication mensuelle de vingt pages, de format moyen, à la mise en page plutôt aérée, avec quelques illustrations, un soin particulier étant apporté à celle de la couverture.

Les rédacteurs de Masses sont pour l’essentiel de jeunes membres des groupes d’études. Mais un infléchissement va rapidement intervenir dans la composition de la rédaction : en mai 1933, Masses fait état d’une communication du Cercle communiste démocratique annonçant que Victor Serge, qui vivait en Union soviétique depuis 1919, avait été arrêté. Il faisait partie des écrivains qui soutenaient Monde. En juillet, Masses publie une lettre de Victor Serge où il expose les principes de son opposition au régime. René Lefeuvre demande : « Que les sources autorisées fassent connaître au prolétariat d’occident les raisons qui ont valu à Victor Serge le châtiment qu’il subit et pourquoi on lui refuse depuis des années le passeport qui lui est nécessaire pour sortir de Russie. » Ces propos sont des plus modérés, si on les compare par exemple à ceux du Cercle communiste démocratique. Dans le même numéro paraît un nouveau récit de Rustico, sur ces mois de janvier à mars 1933 qui ont débouché à Berlin sur la victoire des nazis, la mise hors-la-loi du parti communiste et la répression de ses militants. Masses ne publie pas les lettres de Rustico dans lesquelles il met en cause les directions du PC et de l’Internationale ; c’en est tout de même trop pour les rédacteurs membres du parti communiste. Dans un communiqué publié par l’Humanité, ils mettent en cause les prises de position en faveur de Victor Serge, publiées, selon leurs dires, contre l’avis de la rédaction, et la « polémique relative aux évènements d’Allemagne » et avertissent les lecteurs « que la revue Masses est destinée à devenir un instrument entre les mains des contre-révolutionnaires. » Ils devront alors quitter la rédaction.

Dans les numéros suivants, de nouvelles signatures apparaissent ; ce sont celles de militants issus des oppositions de gauche du parti communiste, dont certains, comme Marcel Body [9]., ont une expérience importante. Ainsi, Masses ayant lancé une enquête sur le fascisme allemand, Kurt Landau y apporte son point de vue, comme le font un représentant du SAP, et un autre des groupes communistes ouvriers allemands, issus des organisations communistes de conseils. Masses devient beaucoup moins l’expression des groupes d’études et davantage celle de militants qui cherchent des réponses aux défis de l’heure. L’actualité, y compris les débats au sein de la SFIO, et la réflexion théorique y prennent une place prépondérante. En janvier 1934 – 15e anniversaire – Masses publie le dernier article de Rosa Luxemburg et le dernier discours de Karl Liebknecht. En mai 1934, comme elle l’avait fait sur le thème du fascisme allemand, la rédaction lance une enquête sur celui de la dictature du prolétariat et de la démocratie, en livrant à la réflexion un extrait de La Révolution russe de Rosa Luxemburg. La contribution d’Amilcare Rossi [10] paraît dans le numéro suivant, le 18e, en juin 1934. Mais les autres contributions ne seront pas publiées : dans le numéro 19, qui sera le dernier, il est annoncé qu’elles feront l’objet d’un numéro spécial qui n’a jamais vu le jour.

Si René Lefeuvre a été contraint d’arrêter la parution de Masses, c’est parce qu’ayant perdu son emploi de commis, il n’a plus les moyens d’en payer les frais. Les Amis de Monde ont été affectés par la rupture entre communistes et opposants ; Monde lui-même, malgré deux premières années fastes, connaît des difficultés financières. De plus, René a trouvé un nouvel environnement militant : avec d’autres rédacteurs de Masses, il a adhéré au parti socialiste en août 1934.

Il est à première vue surprenant que des militants révolutionnaires, se réclamant du marxisme, rejoignent un tel parti, dont l’implantation ouvrière n’est significative que dans quelques régions, et préoccupé principalement par les élections. Mais la SFIO a connu quelques secousses importantes au cours des mois précédents : elle a renoncé à l’alliance avec le parti radical, qui participe à un gouvernement d’Union nationale ; son aile droite a été exclue, mais le débat sur la planification qu’elle a contribué à introduire dans le parti amène celui-ci à débattre d’un programme d’action. De plus, le courant de gauche, la Bataille socialiste, dirigé par Jean Zyromski et Marceau Pivert, et favorable à l’unité d’action avec les communistes, a perdu son aile la plus pacifiste. En outre, se sentant engagé dans une course avec les fascistes, il s’est mis à développer de nouvelles formes d’organisation et d’action : mouvements de jeunesse, groupes d’auto-défense en uniforme, groupes d’intervention, renouvellement et diversification des formes de propagande. Enfin, Trotski a également ordonné à ses partisans français, les bolcheviks-léninistes, d’entrer à la SFIO, ce qu’ils font eux aussi en août 1934.

Mais ce sont les évènements sanglants de février 1934 et leurs suites qui ont convaincu René et ses camarades de rejoindre l’organisation socialiste. Le 6 février, matin même de la manifestation antiparlementaire d’extrême-droite, Marcel Cachin écrivait dans l’Humanité : « On ne peut pas lutter contre le fascisme sans lutter aussi contre la social-démocratie. » Si, le 12 février, les militants de gauche s’étaient rejoints dans la grève et dans les manifestations, ce n’était pas grâce aux directions nationales des partis. La Bataille socialiste, elle, se déclare favorable à l’unité. En mai 1934, l’Internationale communiste change de politique, et prône le front unique avec les socialistes. Le 27 juillet, un pacte est signé entre les deux partis. Aimé Patri [11], dans le dernier numéro de Masses, se méprend peut-être sur les raisons de ce changement de cap de l’Internationale : « C’est la classe ouvrière française qui spontanément et en manifestant par des actes ses aspirations unitaires a obligé l’I.C. aussi bien que la section française de l’I.O.S. à en tenir compte. » Quoi qu’il en soit, pour les militants, c’est l’espoir d’une action enfin efficace, par l’unité réalisée à la base, dans des comités de vigilance.

En publiant Masses, René Lefeuvre avait été formé aux techniques de l’édition par les ouvriers de l’imprimerie, et il pourra désormais aussi gagner sa vie comme correcteur d’épreuves. En décembre 1934, avec des membres de la dernière équipe de Masses, il lance un hebdomadaire : Spartacus, pour la culture révolutionnaire et l’action de masse. Dans le premier numéro, il est précisé que Masses continue, mais uniquement sous forme de numéros spéciaux. Le premier de ces numéros – ce sera le seul – est une brochure sur la Commune de Berlin de 1918 – 1919 réalisée par André [12]. et Dori Prudhommeaux, contenant pour l’essentiel le programme de la Ligue Spartacus et le discours sur ce programme de Rosa Luxemburg. Pour René, il est essentiel de faire connaître les écrits politiques de Rosa Luxemburg, très peu traduits et diffusés en France. Cette préoccupation apparaît nettement dans les articles de Spartacus.

André Prudhommeaux, qui a été brièvement membre du parti communiste, a fait partie en 1929 - 1930 des « Groupes ouvriers communistes », inspirés par le communisme de conseils allemand, en relation avec Karl Korsch et rejetant le léninisme. Il a enquêté en Allemagne, y est allé chercher des documents ; en 1930, sa Librairie ouvrière, à Paris, a publié en brochure la Réponse à Lénine rédigée par Herman Gorter en 1920 pour réfuter les tactiques que l’Internationale naissante imposait aux partis communistes occidentaux. En 1933, il est l’un des animateurs en France du Comité de soutien à Marinus Van der Lubbe, l’incendiaire du Reichstag. L’effondrement du mouvement ouvrier allemand le fera s’éloigner des marxistes et devenir libertaire. À partir de 1936 il se consacrera à la défense de la révolution espagnole, en restant critique à l’égard de la participation de la CNT au gouvernement. Militant, éditeur et imprimeur (installé à Nîmes, il a fondé une imprimerie coopérative), il fournira à René des textes, des conseils pour l’organisation de ses éditions et s’emportera parfois devant la lenteur de celui-ci à les mettre en pratique.

Spartacus ne tiendra pas le rythme hebdomadaire prévu ; en avril 1935, le huitième numéro reconnaît que Spartacus est au mieux un mensuel…Le dernier numéro, le dixième, paraît en septembre 1935 : il n’a que quatre pages et dénonce l’exclusion des trotskystes des Jeunesses socialistes, pour lesquelles il revendique l’autonomie par rapport à la direction de la SFIO.

En mai 1935, un traité d’assistance mutuelle est signé entre la France et l’Union soviétique. Staline « comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France… ». Le parti communiste s’aligne rapidement sur cette nouvelle orientation de l’Internationale, se réapproprie le drapeau tricolore et la Marseillaise. Le spectre d’une nouvelle Union sacrée qui, en 1914, a envoyé le peuple au massacre, resurgit.

Cette nouvelle situation politique aggrave les dissensions qui existent depuis longtemps au sein de la Bataille socialiste : sur l’unité avec le parti communiste, sur la défense nationale, sur les formes de l’action militante, Zyromski et Pivert représentent deux orientations distinctes. Pivert est contre une éventuelle réunification avec le parti communiste, il rejette la défense nationale en régime capitaliste. En octobre 1935, Marceau Pivert prend l’initiative de rassembler les courants de gauche de la SFIO : c’est la naissance de la Gauche révolutionnaire, qui se définit par des refus et une perspective – celle de la révolution socialiste – plus que par une doctrine, qui reste à préciser. Elle réunit divers petits groupes, dont celui des animateurs de Spartacus, des socialistes révolutionnaires, autrefois exclus de la SFIO parce que partisans de l’unité d’action avec le parti communiste, et des anciens de celui-ci. Surtout, elle attire les secteurs les plus jeunes, les plus combattifs, du Parti. Cette nouvelle tendance de la SFIO va se doter d’un bulletin mensuel du même nom, La gauche révolutionnaire ; René Lefeuvre en est chargé ; il en tiendra aussi la rubrique syndicale, au moment même où la CGT se réunifie.

René a cherché à relancer Masses en remplaçant dans La gauche révolutionnaire les articles concernant la vie interne de l’organisation par des articles de doctrine ou d’histoire du mouvement ouvrier, mais cette formule a déplu à un certain nombre de militants. En 1934, il avait défini un programme de publication destiné à « armer idéologiquement les masses prolétariennes et les préparer à la lutte sur tous les terrains » : une revue comme Masses, paraissant plus fréquemment, rendant mieux compte des luttes quotidiennes et plus attrayante ; des brochures approfondissant les problèmes actuels ; des brochures d’histoire révolutionnaire. C’est au deuxième volet de ce programme qu’il va se consacrer. Non seulement il faut répondre aux nécessités de l’heure, mais la Librairie du travail [13], l’éditeur qui, depuis vingt ans, est une référence, un point d’ancrage pour les révolutionnaires, est en grande difficulté ; elle cessera d’ailleurs son activité en 1937. Les thèmes que vont aborder ces brochures, les Cahiers Spartacus dénommés « nouvelle série », sont effectivement brûlants : la réalité du régime soviétique, la perspective d’une nouvelle guerre, le soutien à apporter à la révolution espagnole.

Le premier Cahier Spartacus, paru en octobre 1936, s’intitule 16 fusillés, avec pour sous-titre Où va la révolution russe ? Il contient des textes de Victor Serge, enfin libéré et rentré en France dans l’été ; le premier d’entre eux raconte le plus spectaculaire des procès de Moscou, qui a débouché sur l’exécution de Zinoviev, Kamenev, Smirnov et d’autres dirigeants bolcheviks. Ils sont suivis par deux textes s’élevant contre la politique de « non-intervention » en Espagne, et notamment contre le refus du gouvernement français de fournir des armes aux républicains espagnols. La brochure suivante, en novembre, offre, sous le titre Union sacrée 1914 -193… des extraits du premier volume du très important Le mouvement ouvrier pendant la guerre d’Alfred Rosmer qui vient de paraître à la Librairie du Travail. On y trouve aussi des textes sur l’unité syndicale et les collectivisations en Espagne, tirés de L’Espagne socialiste, organe en français du POUM, dont la Gauche révolutionnaire se sent proche ; et aussi un commentaire sur la parution du Staline, aperçu historique du bolchevisme, de Boris Souvarine, et de La révolution trahie de Trotski. Le mois suivant, sous une couverture des Cahiers Spartacus, on trouve la brochure de Jean Prader [14], Au secours de l’Espagne socialiste, également publiée par la Librairie du Travail. René Lefeuvre l’accompagne de l’autorisation de la publier donnée par Marceau Pivert, car Prader y critique l’attitude de la Gauche révolutionnaire, et aussi d’un cri d’alarme de Julian Gorkin du secrétariat international du POUM attirant l’attention sur les crimes que préparent les staliniens en Espagne. Cette brochure ne se contente pas de donner les arguments, et un point de vue, pour ou contre la politique de « non-intervention » ; elle aborde aussi la douloureuse question de l’attitude à adopter face à la guerre, question qui va miner les militants dans les années qui suivent.

La brochure suivante contient la première édition en français depuis 1922 de La Révolution russe de Rosa Luxemburg dans une nouvelle traduction de Marcel Ollivier [15].. Viendront ensuite le programme de la Gauche révolutionnaire et sa réponse à la menace de dissolution dont elle fait l’objet, puis, en mars 1937, les textes sur la Catalogne révolutionnaire publiés au même moment dans ses Cahiers de Terre libre par André Prudhommeaux. Elle comprend un premier texte d’André et Dori Prudhommeaux sur l’armement du peuple dans la révolution espagnole, et Que sont la CNT et la FAI ?, un texte rédigé par le groupe DAS de Barcelone dans le but de contrecarrer la propagande stalinienne dans le mouvement ouvrier. En juin, Les Cahiers Spartacus publient sous le titre Le Guépéou en Espagne le témoignage de Marcel Ollivier sur les journées de mai 1937 à Barcelone. Jusqu’en novembre 1938, René publiera ainsi quinze brochures.

Jusqu’alors, René Lefeuvre et ses camarades n’ont eu pratiquement aucun contact avec les anarchistes et leurs doctrines ; on rappellera que Rosa Luxemburg, dans ses écrits du début du siècle, n’avait pas de mots assez durs pour eux. René les trouvait difficiles à situer, leurs groupes étaient fermés. C’est la reconnaissance du rôle moteur joué dans les premiers mois de la révolution espagnole par les comités de la CNT et les nécessités de la solidarité révolutionnaire internationale qui amenèrent René à diffuser ces textes. En 1938, il publiera un autre Cahier de Terre libre, un recueil de textes de Camillo Berneri.

Les désaccords grandissants entre la majorité de la SFIO et la Gauche révolutionnaire aboutissent à la dissolution de celle-ci en avril 1937 ; René prend en charge le nouveau mensuel de la tendance, les Cahiers rouges. Au congrès de Royan, en juin 1938, les animateurs de la tendance se résolvent à la scission et fondent le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP). Pour René, et il n’est pas le seul, c’est un échec car le nouveau parti ne rassemble qu’une minorité de ceux qui soutenaient la Gauche révolutionnaire, dont l’influence allait croissant. Le PUP [16] ayant rejoint la SFIO après les élections de 1936, c’est le PSOP qui est désormais l’organisation française du Bureau international pour l’unité socialiste révolutionnaire, qui crée en septembre 1938 le Front ouvrier international contre la guerre, qui appelle au défaitisme révolutionnaire ; mais, comme Prader l’avait fait remarquer dans un numéro de Spartacus, cette position, prônée en son temps par Lénine, n’évite pas la guerre.

René Lefeuvre assure alors l’édition de l’hebdomadaire du PSOP, Juin 36. En janvier 1939, il lance une nouvelle génération de Masses, dont il publiera trois numéros. Lors de la mobilisation, malgré une condamnation à six mois de prison pour les prises de position du PSOP, il est incorporé. Il sera fait prisonnier et passera cinq ans en Allemagne.

[1] Jeunesse du socialisme libertaire, Marcel Rivière, Paris, 1959.

[2] Andres Nin, dirigeant du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM), cité par René Lefeuvre dans sa présentation des textes d’André et Dori Prudhommeaux réunis sous le titre Catalogne 1936-1937, Cahiers Spartacus n°6, mars 1937.

[3] Sur Boris Souvarine, voir par exemple Jean-Louis Panné, Boris Souvarine, Robert Laffont, Paris, 1993.

[4] Cercle communiste démocratique, Déclaration et statuts, Librairie du travail, Paris, 1931, cité par Critique sociale, Les vies de Boris Souvarine, www.critique-sociale.info, 2008.

[5] Sur Monde, voir par exemple Bernard Frederick, Confrontation entre Henri Barbusse et le Komintern, Fondation Gabriel Péri, 2006, et Guessler Normand, Henri Barbusse and his Monde (1928-1935), Journal of Contemporary History, 1976, 11

[6] L’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), section française de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires, sera finalement créée en 1933.

[7] Otto Maschl (1898-1973). Communiste autrichien, il est correspondant à Berlin de l’Humanité de 1921 à 1923 à la demande de Boris Souvarine, puis jusqu’en 1927 professeur d’économie à Moscou pour l’Internationale, avec laquelle il rompt.

[8] Hippolyte Etchebehere (1900-1936), militant révolutionnaire argentin, exclu du parti communiste en 1925 pour son soutien à l’Opposition de gauche. Responsable d’une colonne de miliciens du POUM, il meurt en août 1936 en combattant les franquistes. Son témoignage sur la prise du pouvoir par les nazis reste disponible (1933 : la tragédie du prolétariat allemand, Spartacus, Paris, 2003).

[9] 1894-1984. Typographe, il se passionne pour la lecture et apprend le russe ; il fait partie pendant la première guerre mondiale de la mission militaire française en Russie. En 1918, il refuse de participer aux opérations militaires contre les soviétiques et se joint au Groupe communiste français à Moscou. Il travaille plusieurs années pour l’Internationale puis, opposé au régime, revient en France en 1927 et après une année d’opposition à l’intérieur du parti communiste, il fonde à Limoges une Union des travailleurs révolutionnaires

[10] Angelo Tasca, l’un des fondateurs du parti communiste italien. Membre de l’exécutif de l’Internationale communiste en 1929, puis exclu. Il était membre du comité de rédaction de Monde.

[11] André Ariat (1904-1983). Enseignant, il avait été membre du parti communiste, puis de groupes d’opposition, du Cercle communiste Marx et Lénine et des premiers groupes trotskystes et dernièrement du groupe de la Gauche communiste, avec Alfred Rosmer et Kurt et Katia Landau.

[12] 1902-1968. Il donne à Masses quelques articles sous le pseudonyme de Jean Cello. Il utilisera également celui d’André Prunier

[13] Voir Marie-Christine Bardouillet, La Librairie du Travail, François Maspéro, Paris, 1977.

[14] Édouard Labin (1910-1982). Membre des jeunesses communistes, il en est exclu en 1930 ; Après un passage à la Ligue communiste, il rejoint le Cercle communiste démocratique. Il adhère à la SFIO en 1934.

[15] Aaron Goldenberg (1896-1993). Il est délégué par les Jeunesses socialistes au IIe congrès de l’Internationale, et participe ensuite au IVe congrès. Il travaille jusqu’en 1928 pour l’Institut Marx-Engels et l’Internationale, notamment avec D. Riazanov, B. Souvarine et V. Serge, et manifeste son opposition aux orientations et aux méthodes adoptées par cette dernière. Il s’éloigne ensuite du parti communiste

[16] Parti d’unité prolétarienne, formé en 1930 par l’union de plusieurs groupes d’exclus du parti communiste. Disposait dans certaines villes d’une implantation électorale non négligeable.

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