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Réflexion sur la Plate-forme

category amérique du nord / mexique | mouvement anarchiste | opinion / analyse author Tuesday July 28, 2009 02:07author by Ruptures - Union communiste libertaire (UCL)author email ucl.montreal at causecommune dot net

Un texte du hors-série de la revue Ruptures (mai 2009)

La Plate-forme d'organisation des communistes libertaires ou la Plate-forme d'Arshinov, écrite en 1926, eut beaucoup d'écho au sein du mouvement libertaire. Ce texte se présentait non pas comme une bible, ou un programme dogmatique, mais plutôt comme un guide suggérant aux anarchistes une voie d'organisation et d'efficacité.

Mais quelles étaient les raisons qui ont motivé à l'époque un groupe d'exilés russes et ukrainiens, ayant participé à l'un des épisodes les plus riches en enseignements révolutionnaires, pour ouvrir le débat sur l'organisation anarchiste?

Historique de la Plate-forme d'Arshinov

Mise en contexte

En 1926, un groupe d'anarchistes russes en exil en France, le groupe Dielo Trouda (Cause Ouvrière), publia dans son numéro de juin la première partie de la Plate-forme organisationnelle pour une Union Générale des Anarchistes. La publication de la Plate-forme se poursuit à travers les pages des numéros subséquents. Ce texte, contrairement à beaucoup de textes cruciaux du mouvement révolutionnaire, émergeait non pas d'une étude académique mais bien de leur expérience révolutionnaire en Russie et pour beaucoup de la guérilla qu'ils et elles avaient menée en Ukraine, dans un premier temps contre les blancs puis finalement contre les bolcheviques.

L'histoire a souvent omis le rôle crucial que le mouvement anarchiste a joué dans la révolution russe. À l'époque il y avait environ 10 000 militants et militantes anarchistes en Russie, en plus du mouvement en Ukraine dont la figure la plus emblématique fut Nestor Makhno. D'ailleurs, il est à noter que le Comité militaire révolutionnaire, dominé par les bolcheviques, qui organisa la prise du pouvoir en octobre 1917 à Moscou, comptait en son sein au moins quatre anarchistes. De plus, les anarchistes étaient impliqués dans les soviets, qui s'étaient multipliés après la révolution de février. Les anarchistes étaient particulièrement influents dans les mines, sur les docks, dans les postes, dans les boulangeries et ont joué un rôle important lors du Congrès pan-russe des conseils ouvriers qui s'est réunit à la veille de la révolution. C'étaient ces comités que les anarchistes voyaient comme base de la nouvelle autogestion qui serait mise en place après la révolution.

Dès 1918, les bolcheviques trahirent la révolution et les intérêts de classe des travailleuses et travailleurs, en éliminant toutes les tendances qui pouvaient s'opposer à eux. En avril, plus de 600 anarchistes furent emprisonnés et beaucoup furent assassinés par la Tchéka. À partir de ce moment, une partie des anarchistes joignirent les bolcheviques sur la base de l'efficacité et de l'unité contre la réaction, et une autre partie continua la lutte pour défendre la révolution. Le mouvement makhnoviste en Ukraine et l'insurrection de Kronstadt furent leur dernières grandes batailles, et toutes les deux se terminèrent dans un bain de sang face aux bolcheviques. Beaucoup d'anarchistes à ce moment quittèrent la Russie et s'exilèrent un peu partout en Europe, notamment en France. En 1925, plusieurs d'entre eux dont Nestor Makhno, Piotr Arshinov et Ida Mett fondèrent la revue Dielo Trouda.

L'échec russe et la nécessité organisationnelle
Les exilés russes décidèrent d'entamer un intense travail de réflexion afin de trouver des solutions pour qu'un tel désastre n'arrive plus. Un travail qui permettrait de tirer les conclusions de la défaite des anarchistes, du mouvement ouvrier et paysan révolutionnaire afin de comprendre comment il n'avait pu réussir à être majoritaire et efficace dans la révolution. Pour ces anarchistes, le confusionnisme théorique des anarchistes russes fut l'élément principal qui les empêcha d'avoir une structure organisationnelle efficace dans l'action. Les auteurs y soulignent d'ailleurs qu'il est temps pour l'anarchisme de « sortir du marais de la désorganisation, de mettre fin aux vacillations interminables dans les questions théoriques et tactiques les plus importantes, de prendre résolument le chemin du but clairement conçu, et de mener une pratique collective organisée ». Leurs conclusions constituèrent la Plate-forme organisationnelle pour une Union Générale des Anarchistes

De manière générale, la Plate-forme arrive à des conclusions somme toutes évidentes. Elle conclut sur l'absurdité d'avoir une organisation contenant en son sein des tendances antagonistes et contradictoires du mouvement libertaire. Elle souligne de plus le besoin de structures formelles efficaces et reposant sur la démocratie directe. La Plate-forme est avant tout un tentative pour résoudre une tâche pratique déterminée, c'est-à-dire la mise en place d'une société communiste libertaire.

Cette Plate-forme se divise en trois grandes parties: la partie générale, qui réaffirme les principes fondamentaux du communisme libertaire : la lutte des classes qui fut, à travers l'histoire, le principal facteur qui détermina la forme et les structures de ces sociétés, la nécessité d'une révolution sociale violente, la négation de l'État et l'autorité, le rôle des anarchistes et des masses dans la révolution, la période transitoire et le syndicalisme. Puis la partie constructive traite des problèmes de production et de consommation et de la défense de la révolution. Enfin, la partie organisationnelle traite des principes d'organisation anarchiste qui doivent reposer sur l'unité idéologique, la méthode collective d'action, la responsabilité collective, le fédéralisme et la démocratie directe.

Une première rencontre de discussion autour de cette ébauche de Plate-forme permit d'amener une proposition sur les concepts essentiels de celle-ci dont la primauté de la lutte des classes. Ils se résument en 5 points:


La Plate-forme et les propositions qui en découlèrent, même si elles ne correspondent plus tout à fait à notre réalité actuelle, demeurent toutefois en avance sur le mouvement anarchiste quant aux outils et aux formes d'organisation à préconiser afin de parvenir à une nouvelle société libertaire.

La critique
Évidemment, ils s'attirèrent de nombreuses critiques des anarchistes. Mais la plupart se résumeront à une critique superficielle et abstraite se limitant souvent au vocabulaire utilisé, sans rien apporter de plus au débat sur la nécessité organisationnelle. L'une des principales critiques fut celle des synthésistes, courant principalement représenté par Sébastien Faure.

Leur argument reposait sur le fait que le mouvement anarchiste est divisé en plusieurs tendances auxquelles il faut trouver un lien organisationnel (une synthèse théorique) plus ou moins vague « afin de faire vivre ensemble » les trois tendances (le communisme libertaire, l'anarcho-syndicalisme et la tendance individualiste). La notion de synthèse implique de lier des éléments différents en trouvant une base commune, un concept pour lequel Faure s'inspira de la chimie. Il est donc simple de réfuter l'argument qu'une synthèse entre le communisme libertaire et l'anarcho-syndicalisme est un non-sens, puisque ces deux mouvements ne s'opposent pas nécessairement. Il est absurde de parler de synthèse, puisque cela signifierait que le communisme et le syndicalisme, du moins dans sa forme révolutionnaire, s'opposent dans une certaine mesure. La plupart des communistes libertaires considèrent le syndicalisme révolutionnaire ou l'anarcho-syndicalisme comme complémentaire à l'organisation politique. On peut penser à l'Espagne de 1936, pour ne citer que cet exemple. Par contre, tenter une synthèse avec la tendance individualiste, un courant philosophique niant la lutte des classes, en opposition avec les deux autres tendances implantées au sein d'un mouvement social large, est une aberration. Selon les anarchistes organisationnels, la lutte des classes est un des principes de base de l'anarchisme et le nier revient à « rejoindre le libéralisme radical et le confusionnisme de l'humanisme petit-bourgeois qui n'ont pas compris l'esprit révolutionnaire du Travail. » Pour citer Marx dans l'Idéologie allemande: « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe c'est de le transformer. »

Malgré cet effort de critique de la désorganisation du mouvement anarchiste et de son manque de perspectives claires, le débat s'embourbera dans une discussion sans fin et la Plate-forme sombrera partiellement dans l'oubli. Le mouvement libertaire poursuivra tranquillement son glissement vers une multitude de tendances philosophico-littéraires, à quelques exceptions près, sans tenter de résoudre l'impasse organisationnelle.

La Plate-forme inspire d'autres groupes
La Plate-forme continuera par la suite à susciter l'intérêt de différents groupes, qui rechercheront à leur tour une alternative à l'impasse organisationnelle, au marasme et aux lacunes du mouvement libertaire.

Elle sera tout d'abord adoptée en France par l'Union anarchiste communiste révolutionnaire (1927) puis en 1934 par la Fédération communiste libertaire. Les Italiens aussi adoptèrent la Plate-forme via la 1re section de la Fédération internationale anarcho-communiste(1927). Puis la Fédération des anarcho-communistes bulgares (1945) l'adopta à son tour. Par la suite les communistes libertaires des Fédérations anarchistes française et italienne l'adopteront en 1949 et 1950, les Groupes anarchistes d'action révolutionnaire (GAAR) en 1957 et l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) en 1965-67. Ceux et celles de l’ORA britannique l'adopteront en 1973. L'ORA française deviendra par la suite l'Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), qui gardera ses affiliations plateformistes. De nombreuses autres organisations se revendiquant de la Plate-forme apparaîtront à cette époque. Puis les années 80 verront l'apparition de l'Anarchist Communist Federation (ACF) en Angleterre, qui reprendra des positions plateformistes assez rigides et du Workers Solidarity Group (WSM) en Irelande. En parallèle une tendance similaire se développa de manière autonome en Amérique latine, l'Especifismo.

En 2009, de nombreux groupes se réclamant ou s'inspirant de la Plate-forme existent toujours un peu partout au niveau international, de l'Italie à l'Afrique du Sud en passant par la Russie, le Liban, le Pérou et bien d'autres. Il est évident que l'anarchisme lutte-de-classiste et plus particulièrement notre mouvement, se revendiquant de la Plate-forme, est encore bien vivant et demeure toujours une approche nécessaire et actuelle.

La Plate-forme en 2009: aspects théoriques

La Plate-forme de Dielo Trouda est-elle toujours d'actualité?

Si on lit l'introduction de la Plate-forme de 1926, on ne peut qu'être frappé par la ressemblance avec l'époque actuelle, la seule chose ayant changé concerne la question de la révolution russe. Il semblerait qu'à cette époque comme aujourd'hui, le mouvement libertaire se trouvait dans un état plutôt amorphe et végétatif. La nécessité d'une organisation spécifique anarchiste se faisait sentir. Les constats théoriques que faisait le groupe sont aussi encore valides présentement.

La partie générale de la Plate-forme reste encore d'actualité. Les principes politiques énoncés ici forment encore un « programme politique » clair et précis dont l'anarchisme avait par le passé été privé. L'anarchisme lutte-de-classiste trouve alors tout son sens. La Plate-forme prouve qu'il est possible à la fois d'être anarchiste et organisé sur des bases claires et rigoureuses.

La société de classes n'ayant pratiquement pas changé dans les cent dernières années (bien que certains prolétaires aient vu leur revenu augmenter, la situation d'employés soumis et exploités demeure la même). Tant qu'il y aura de la misère et de l'exploitation, la révolution sera une nécessité. Et tant que la révolution sera une nécessité, l'organisation des anarchistes sera essentielle. L'un ne va pas sans l'autre.

Par ailleurs, la faillite du socialisme étatique (soviétique, cubain ou chinois) expose clairement que la révolution ne peut pas et ne doit pas se faire dans un cadre autoritaire. Le non-aboutissement de certaines révolutions (Espagne 36, Mai 68, par exemple) démontre que l'organisation reste la seule voie possible afin d'atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés. Nous n'avons donc d'autre choix que d'opter pour une organisation qui allierait efficacité et respect de nos valeurs libertaires.

C'est cette fameuse efficacité qui manque par-dessus tout au mouvement anarchiste actuel et qui fait qu'il reste dans un état stagnant et embryonnaire, sans impact réel sur le quotidien. La question de l'organisation est par ailleurs essentielle pour cette gestion quotidienne d'une société. Nous devons y répondre adéquatement, non seulement dans le cadre d'une activité révolutionnaire, mais aussi dans le cadre plus global de répartition du travail et de la richesse.

Comment la Plate-forme s'est-elle réactualisée?
Ce qui apparaît le plus clair aujourd'hui, c'est que la cassure entre synthésistes et plateformistes s'est élargie. Aujourd'hui, si on excepte des organisations comme la FA, les tendances synthésistes regroupent tout ce que nous, plateformistes, ne considérons même pas comme faisant partie du mouvement libertaire. Le plateformisme d'aujourd'hui regroupe d'abord (mais pas uniquement sur ces bases) des gens en réaction à la tendance qu'a l'anarchisme à attirer tout ce qui n'est pas autoritaire.

Cette polarisation se fait maintenant, contrairement à l'époque de Makhno, tout autant sur la question de l'organisation que des grands principes politiques. De nombreux anarchistes aujourd'hui soutiennent des idées que Voline n'aurait pas voulu synthétiser dans son groupe. Globalement, le plateformisme d'aujourd'hui tend à regrouper la majorité des anarchistes sociaux qui croient dans l'obligation de mener jusqu'au bout la lutte de classes. Ceci démontre par ailleurs l'échec de la position de Voline et la pertinence de la création d'un pôle organisé sur une unité tactique et théorique plutôt que sur un assemblage d'idées ayant en commun une appellation.

La phrase issue de la Plate-forme qui résume le mieux cette situation nous semble par ailleurs encore valide aujourd'hui, trois quart de siècles plus tard: « Une telle organisation (synthésiste) ayant incorporé des éléments théoriquement et pratiquement hétérogène ne serait qu'un assemblage mécanique d'individus concevant d'une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste, assemblage qui se désagrégerait infailliblement à la première épreuve de la vie. » Peut-on mieux résumer la situation actuelle?

Il va de soi que ce qui nous distingue du reste du mouvement anarchiste, c'est que nous condidérons que nous devons aller de l'avant, dans une démarche révolutionnaire. Il ne suffit pas de l'appeler de nos vœux. Il faut aussi nous impliquer solidement dans les luttes de notre classe, afin que cette vision devienne réalité. Ceci, aucune autre tendance ne le fait de façon concertée avec un objectif clair: la révolution sociale.

Aspects organisationnels

Pourquoi s'organiser sur des principes plateformistes?.

Sans entrer dans les détails (la Plate-forme originale répond quand même bien à cette question), il va de soi qu'une organisation doit se donner les moyens de ses fins. L'idée même de faire une révolution sociale, politique et économique implique qu'une masse importante de gens agissent dans ce sens. Face à un ennemi fort et puissant, plein de ressources, notre principale force tient dans notre unité et notre capacité de nous organiser pour répondre d'une seule voix aux attaques.

Les tâches matérielles et militantes qui doivent mener à une révolution ne peuvent être prises à la légère. Il est impossible d'espérer avoir une efficacité si chaque personne rame dans une direction contraire, surtout quand le courant dominant est presque indomptable. Il ne s'agit pas uniquement d'une accumulation de forces; chaque effort mis dans une direction se trouve multiplié par les autres mis dans le même sens. Seule une organisation sans faille permet d'arriver à ce résultat.

Nous avons une autre raison de vouloir tenter l'expérience organisationnelle: en soi, nous avons besoin de cette pratique quand arrivera le temps de transformer le vieux monde en un monde tout nouveau. Cette tâche colossale demandera que nous soyons prêts. Les gestionnaires du passé, ceux qui profitent du système, n'y seront pas pour nous donner un coup de main; il va falloir prendre nous-mêmes en charge toute la logistique de la société à refaire. Notre organisation pourra y être pour quelque chose, car elle fournira expérience et conseils.

Plus concrètement, cette idée d'auto-formation, de partage des ressources et d'aide collective est nécessaire présentement. Des tâches qui paraissent insurmontables pour des individus isolés se retrouvent tout à coup faciles à réaliser. Les lacunes personnelles de certains sont comblées par les forces des autres. Ceci n'est possible que dans une organisation où tout un chacun travaille dans une direction commune, avec des buts communs et un discours commun.

Pourquoi notre tendance est essentielle?
Notre tendance est essentielle parce qu'elle est la seule qui prend en compte tous les aspects qui devront mener à une révolution. Nous ne rejetons pas par exemple le syndicalisme, comme le syndicalisme peut souvent rejeter l'organisation politique.

Nous sommes par ailleurs les seuls qui opposent au système capitaliste un projet de révolution communiste libertaire, et qui veulent se donner des outils non seulement au cœur de la bête (sur les lieux de travail) mais aussi dans tous les aspects de notre vie. Le travail politique et organisationnel ne doit pas être négligé; il mènera à la révolution, si révolution il doit y avoir, plus que tout autre.

Plus concrètement, le travail qui reste à accomplir est immense. Le terrain est fertile, mais nous sommes peu nombreux. Les récents résultats aux élections montrent que les gens sont de plus en plus nombreux à déserter le terrain électoral; la crise économique affaiblit les bases du capitalisme (mais ne les sape pas); le terrain politique est occupé par des groupes ou des partis tous plus insignifiants les uns que les autres, qui n'ont rien à proposer d'autre que les vieilles promesses issues du sempiternel débat Keynésiens/Hayek, etc.

Pour conclure, il est évident que nous sommes parvenus à la croisée des chemins en tant qu’organisation communiste libertaire. Nous arrivons à une période charnière, où il est plus qu’improbable que toute œuvre réformiste puisse encore faire son chemin. Dans un avenir rapproché, notre tâche première sera d'abord de diffuser l'idée de la révolution libertaire et pour ce faire nous devrons continuer à nous consolider sur des bases idéologiques solides et sur une unité d'action efficace. Bref, nous devons plus que jamais poursuivre la construction de notre mouvement sur la base d’une plate-forme organisationnelle.

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